Ne pas se fier aux apparences catiminiques de cette sortie post cannoise. Sous la peau de la ville est une oeuvre culte qui en Iran a fait l’effet d’une bombe, raflant le box-office et tout ce qui peut compter de récompenses professionnelles et critiques. Tout sauf une surprise, puisque sa réalisatrice Rakhshan Bani-Etemad est une star locale, surfant de succès en succès depuis plus de vingt ans. Le film livre donc un aperçu de son talent dans cette chronique familiale sur fond d’oppression quotidienne du régime, dans laquelle le trentenaire Abbas mise sur les maigres économies de ses parents pour fuir le pays. Sans doute parce qu’il s’adresse prioritairement aux autochtones, Sous la peau… est imprégnée d’une folle authenticité, ingérée, quasi involontaire. La démarche rappelle, en moins bricolo, Zaman l’homme des roseaux, film irakien tourné juste avant la guerre et qui montrait entre baraques paisibles au bord du Tigre et agitations banales des grandes villes, une alternative au naturalisme made in CNN.

Un atout maître pour le film qui puise là une force insoupçonnée. Hormis quelques coups de griffes sur le régime et l’exil comme alternative à des jours meilleurs, la cinéaste pose l’oppression comme une évidence journalière, presque inconsciente. Son regard est résolument celui du conteur classique, grand sage qui tisse les éléments et observe leur mutation. D’une ville, on glisse vers un quartier pour se fixer sur une famille d’où chaque membre possède son potentiel dramatique. Emerge une trame en forme de douleur lancinante, qui enveloppe les personnages, les torturent, les stimulent ou les épuisent. C’est presque un film noir qui se joue ici, un destin poisseux qui transpire de chaque coin de la pellicule, mais qui finit toujours par relier tous les points de la fiction.

On est bien dans un pays figé par une autorité invisible, dans un film communautaire sur la perversité de la communauté où chacun est muselé tragiquement à l’autre, même lorsque l’un d’eux risque une percée individualiste. Une trajectoire de mise en scène que Rakhshan Bani-Etemad exécute fort subtilement : des vadrouilles d’Abbas de son boulot à ses parents, elle ne capte que des incursions violentes, des discussions délétères voire des cavales flippantes. Le hors champs finit toujours par atterrir plein cadre. Ainsi de la fuite d’une voisine battue par son mari que la soeur retrouve prostituée (et accessoirement traquée par les flics) dans un parc de Téhéran. La surveillance permanente, ingérée et tentaculaire, c’est là le fil conducteur de Sous la peau de la ville, celui qu’ont du entériner les régimes Ayatollah sans craindre grand chose. Car si Rakhshan Bani-Etemad ne mâche pas ses mots, son cinéma témoigne surtout d’une implacable résignation.