On se souvient du premier volet, Profils paysans, l’approche, précis de décomposition d’une certaine paysannerie contemporaine, autour d’un principe formel fort et tendu : filmer le milieu à travers les cuisines, et plus encore les tables de cuisines, lieu de rencontres et de négociations, lieu de conversation et de solitude, pivot central où semblaient converger tous les mouvements de la vie. Un regard froid, de part et d’autre de la caméra, aussi méfiant que respectueux, en même temps qu’une logique formelle imparable et une puissance d’émotion culminant dans une séquence d’enterrement quasi fordienne. Après un épisode nettement moins réussi en 2005, Depardon revient au Garet pour y filmer ceux qui, il y a huit ans, s’étaient prêtés au jeu du documentaire.

Depardon y retrouve l’ampleur du premier film, renouant, d’une manière moins systématique, avec les tables de cuisine. Mais entre temps, les choses ont changé, et c’est sans doute ce qu’il y a de plus émouvant ici. Non plus seulement l’effet « Que deviendront-ils ? », la curiosité de voir les gens vieillir, infléchir leur mode de vie, s’affirmer ou garder le même rapport mutique au monde, mais surtout l’évolution de la relation entre filmé et filmeur, le dispositif s’en trouvant sensiblement modifié. Depardon n’a jamais été aussi proche de qui que ce soit dans sa carrière de cinéaste. Il faut l’entendre poser des questions comme on demande des nouvelles à des cousins, s’enquérir de la santé de chacun, blaguer avec les nouveaux arrivants, les enfants à qui l’on peu désormais parler quand huit ans auparavant ils n’étaient que de petits êtres muets et immobiles. Cette pente du cinéma direct, indiquant la fonte de la membrane glacée qui séparait les parties en présence, prend corps littéralement : la voix ne suffisant plus, c’est, dans certaines séquences, le bras en amorce de Depardon qui indique la présence physique du cinéaste, chose impensable huit années plus tôt.

La logique de séparation qui prévalait dans le premier volet de cette trilogie (et qui était aussi garante, à sa façon, d’un cinéma de la cruauté qui fait les grands films), s’est émoussée pour laisser place à une esthétique de la conversation. Depardon répugne cependant, comme cela peut être le cas chez un Marcel Ophuls, à se mettre complètement en scène dans le plan. Loin des débats d’idées et de la logique d’affrontement qui est celle d’un rapport à la Grande Histoire, Depardon filme les plis de l’Histoire, les marges du mouvement du monde, à la manière d’un historien de l’Ecole des Annales, mais avec ses armes de cinéma. C’est de portraits dont il est question ici (voir la séquence générique ou le cinéaste filme chacun comme une star, à la manière des films hollywoodiens des années 50), dont l’agglomération dans un espace géographique restreint finit par donner le pouls d’un milieu auquel il ne fait surtout pas semblant d’appartenir. Si proche, si loin, c’est dans cet interstice que le film de Depardon bouleverse – voir cette séquence incroyable, la plus ouvertement politique du film, avec le paysan à la parole raréfiée regardant l’enterrement de l’Abbé Pierre.

Tout au long de cette Vie moderne, Depardon filme chaque arrivée à la ferme par un même travelling avant, s’arrêtant à l’orée du terrain. Systématisme dont on saisit la pertinence quand ce mouvement s’inverse, à la fin du film, alors que la caméra s’éloigne et descend la montagne. L’angoisse de ne plus revoir ceux qui s’approchent dangereusement de la mort, l’avenir incertain de ces fermes aux économies fragiles, la séparation répétée d’avec ceux qui constituent la survivance de nos origines profondes, tout cela s’inscrit dans ce plan crépusculaire avec une violence et une émotion contenues et achève de faire de ce film l’une des œuvres les plus puissantes du cinéaste.