Le passager d’une moto-taxi demande au conducteur de s’arrêter, et lui offre une cigarette qui sera en fait sa dernière : l’instant d’après, le passager poignarde le chauffeur, et s’enfuit sur son engin. Un plan – large, parfaitement cadré – s’attarde sur le cadavre étendu devant une carrière d’exploitation, puis le bruit du moteur se rapproche à nouveau et le tueur ressurgit dans le champ comme s’il avait oublié quelque chose. Il revient alors à la charge, sans doute pour s’assurer que la victime est bien morte. Il était pourtant difficile d’en douter. Les coups répétés apparaissent alors pour ce qu’ils sont réellement : l’expression d’une violence folle, le reflet d’un désespoir total. D’une sécheresse implacable, People Mountain People Sea est traversé de bout en bout par cette logique froide d’acharnement, de martèlement, qui fait à la fois sa force et sa limite.

 

Aux coups de couteau succèderont les coups de pioches donnés dans la pierre par Lao Tie, le frère de la victime, qui travaille dans une carrière. C’est par ce geste, qui fait écho à celui du tueur, qu’il est présenté et d’emblée mis à distance. Suivront d’autres coups encore, ceux du sort : l’endettement de Lao Tie qui décide de retrouver l’assassin de son frère sans doute davantage pour récupérer la récompense promise que pour se venger. Plus le film avance, plus Shangjun Cai enfonce le clou en taillant courageusement son chemin de jeune cinéaste dans cette pierre dure et froide qu’est la Chine contemporaine, dépeinte comme un véritable enfer sur terre. La forme du film est elle-même singulièrement heurtée, malgré la lenteur des plans : les coups (toujours) de ciseaux du montage, très elliptique, font perdre souvent le fil et le sens du voyage entrepris par Lao Tie (du Nord de la Chine rurale à une ville du Sud) et accusent l’état de chaos d’une réalité ravagée, totalement apocalyptique. Lao Tie traverse un pays transformé en limbes, en vaste cimetière, et les cigarettes qu’ils fument sans cesse sont évidemment celles d’un condamné.

 

Shangjun Cai n’hésite pas à pousser son film vers une noirceur absolue, à l’image des mineurs, véritables figures concentrationnaires plongées dans les entrailles de la terre, auxquels le vengeur se mêle à la fin du film pour retrouver le meurtrier. Mais quelque chose d’un peu volontariste, d’un peu plaqué, ressort de la mise en scène qui, à force d’asséner sèchement des coups, devient obscure et finit par se replier sur elle-même, gommant au passage son personnage principal dans le nihilisme ambiant. C’est le problème du film, qui croit davantage au système de broyage qu’il montre, et auquel il emboîte le pas, qu’à son personnage. En ressort un déséquilibre problématique, par exemple dans la scène où Lao Tie, de passage dans la ville Shongqin, viole une femme sous les yeux de son petit garçon. Rien ne nous est dit de leur lien, et ce n’est qu’après coup que l’on comprend que l’homme et la femme ont été amants et que le jeune témoin de l’agression n’est autre que leur fils. Saisie ainsi à froid, la violence est purement mise au service de la mise en scène et de sa démonstration. Qu’elle soit pour le personnage un ultime moyen d’exister, aussi tordu soit-il, est une chose, plutôt intéressante d’ailleurs ; qu’elle soit, de même, presque le seul moyen d’exister pour le film, en est une autre. Ce faux héros salaud au désir de vengeance très flou est passionnant en soi, mais Shangjun Cai ne semble au fond s’y intéresser que de très loin, de manière abstraite, comme s’il nous parlait d’un endroit coupé de la vie où tout était perdu d’avance, où il n’avait plus rien à regarder, à considérer, à attendre. Difficile dès lors de croire à la micro étincelle d’humanité qui jaillit un peu artificiellement du gouffre, à la toute fin du film, bien qu’on l’ait attendu désespérément et qu’elle soit – sur le papier – le fruit d’une assez belle idée.