Après On connaît la chanson et sa variété dépressive, notre Resnais national s’attaque de nouveau à la matière (et manière) chantée. Adapté d’une opérette début de siècle, Pas sur la bouche décrit les atermoiements amoureux et maritaux de bourgeois dans le courant des années 20. Lorsque débarque à Paris son ex-mari, un riche industriel américain de qui elle n’a jamais divorcé, pour faire des affaires avec celui qui partage désormais sa vie, Gilberte Valandray est toute en émoi. Monsieur Valandray, en effet, a une théorie sur l’amour et la fidélité : une femme sera fidèle à son mari s’il est le premier à la posséder, si personne avant lui n’a eu l’heur de partager son lit. L’arrivée d’Eric Thompson, pense Madame Valandray, risque donc de fissurer la confiance que son mari lui porte et faire voler en éclat ce mariage si épanoui.

On retrouve ici le goût du cinéaste pour les intrigues de vaudeville, les formes artistiques populaires dont la légèreté n’est qu’apparente, la superficialité un leurre, qui cachent derrière ce vernis de séduction un fond d’une effrayante noirceur. Ainsi avance le film, au rythme d’une aigreur comique qui, à chaque film de Resnais, semble grossir davantage. Oeuvre ambiguë, Pas sur la bouche est assez peu aimable. Resnais se fait à la fois critique de son temps, sans doute comme aucun cinéaste en France n’a le courage (ou le talent) de l’être et, dans le même temps, semble en phase avec le chauvinisme ambiant, l’étroitesse idéologique d’un pays qui souffre d’un poujadisme galopant. A travers ces histoires de couples et de fidélité, il est en effet bien question de la nation et du colonialisme idéologique de l’Amérique (ou supposé tel) qui contamine les vieilles nations européennes.

Il n’est que voir comment cet Américain est vu par tous les protagonistes comme un intrus ou l’allusion furtive mais indélébile à l’Action Française pour comprendre que cette grande famille est atteinte par une certaine sénilité. On y chante certes, on y rit, on y grimace, mais il y a comme un fond inquiétant, les prémisses d’un repli identitaire. La famille comme métaphore de la nation, la fidélité comme une sorte d’excroissance du nationalisme : Resnais jongle avec les symboles avec une réelle virtuosité, même si cette forme old school, en s’inscrivant dans le sillage d’un Sacha Guitry, laisse perplexe sur les intentions cinématographiques du cinéaste. A la pauvreté idéologique de ses personnages répond en effet une esthétique qui prête désormais allégeance à un certain académisme, une forme déliée qui semble à mille lieux de l’hétérogénéité féconde de ses autres films.

Le final fédérateur qui à la fois renvoie tout le monde dos à dos et permet à chacun de trouver sa place (par les ruses artificielles du livret) a presque quelque chose d’obscène. Si le spectacle est plaisant (pas question de bouder son plaisir), on ne peut s’empêcher d’y voir un cynisme un peu rance et, en dernière instance, alors que le film s’annonçait sous les meilleurs hospices, un triste renoncement politique.