De La Désenchantée au Septième ciel, de L’Ecole de la chair à Par cœur (un monologue théâtral de Luchini), Benoît Jacquot aime les projets disparates, les expériences contradictoires, les constructions en-harmoniques. Par exemple, si les trois-quarts de La Fille seule reconstituaient une sorte de filmage en temps réel, la dernière partie s’ingéniait à briser la consigne avec douceur en introduisant des ellipses temporelles presque invisibles. En résumé, non seulement le cinéaste tourne vite (surtout récemment), mais ses films ne se ressemblent pas. Les acteurs eux-mêmes semblent participer à ces enchaînements ludiques, se retrouvant d’un tournage à l’autre (Huppert et Lindon étaient du précédent), incarnant des personnages volontiers antinomiques, prêtant leurs corps et leurs visages à la polymorphie de l’œuvre jacquotienne. Pour répondre à son Ecole de la chair injustement mésestimée (forme ample pour sujet intimiste), Jacquot met donc en place ce Pas de scandale (forme modeste pour « sujet-monde »).

Grégoire Jeancour (Fabrice Luchini, pour une fois supportable), patron d’une grande industrie, sort de prison après quatre mois de détention. Comme s’il avait pris conscience de l’injustice fondamentale qui règne en ce bas-monde, Grégoire est comme métamorphosé : désormais, il dit bonjour à tous ses employés, s’amourache de Stéphanie, une jeune coiffeuse (la ravissante Vahina Giocante), discute avec son chauffeur, prend sa vie professionnelle plus à la légère, arpente les rues en rêvassant… Ce comportement d’illuminé agace plutôt sa famille, et notamment Louis, son frère (Vincent Lindon), sorte d’Anne Sinclair au masculin. Quant à sa femme, Agnès (Isabelle Huppert), elle demeure assez détachée de tout cela, évoluant dans une sorte de mystère permanent, presque en apesanteur.

A l’image d’Agnès, Pas de scandale cultive le flou pendant un bon moment : statuts relationnels ambigus (Grégoire et sa femme se vouvoient, tandis que cette dernière tutoie Louis), échappées a priori digressives, récits parallèles qui ne se rejoignent que tardivement. Mais peu à peu, le film s’éclaircit, passe à une tentative de lamento étrange et semi-raté sur la société contemporaine : assez grossièrement, Jacquot s’interroge sur les méfaits du capitalisme, les barrières entre les classes, les interactions parfois violentes entre la bourgeoisie et le prolétariat. Le propos du cinéaste est ambitieux, mais n’évite pas toujours les aspérités démagogiques (Luchini butant sur un SDF avec la Tour Eiffel au second plan) et les impasses formelles (la photo est indigente et la mise en scène d’une discrétion qui confère à la platitude). Pourtant, Pas de scandale est comme nimbé d’une beauté secrète et sa tonalité à la fois mélancolique et apaisée (la musique de Benjamin Britten n’y est pas pour rien) finit par exercer un pouvoir enchanteur et pénétrant sur le spectateur.