On ne s’étonne pas d’apprendre, dans le dossier de presse du film, que Virgil Vernier a fait ses repérages à partir de Google Earth : les beaux plans fixe sur la ville qui ouvrent le film ont tout d’une errance parmi ce genre d’images glanées en ligne, clignotant aléatoirement d’un paysage de bâtiments gris et désolés à une discussion de trottoir entre lycéens, jusqu’à l’échange de trois jeunes accoudées au bar, se racontant leurs rêves, et ouvrant là au film la voie de son récit. Cette belle et libre topographie a d’ailleurs quelque chose de paradoxal, puisque tout pourrait se passer ailleurs qu’à Orléans. Après avoir exploré les bordures de la ville, Vernier resserre le cadre sur le quotidien d’une boîte de strip-tease, et sur la jeune Joane, danseuse fraîchement débarquée et chaperonnée par Sylvia, beau personnage, nonchalant et fatigué, porté par une langueur toute maternelle. Sylvia enjoint Joane à ne pas trop rêver, et l’une et l’autre semblent incarner des forces contraires dans lesquelles on retrouve les deux pôles esthétiques d’Orléans : pessimisme indolent du côté de Sylvia, vs. ferveur et optimiste chez Joane. Une scène très belle résume la confrontation : les deux amies discutent avant de dormir, et la conversation passe off tandis que Vernier cadre par la fenêtre un petit coin de trottoir qui donne à l’image une allure carcérale.

 

Les plans ici s’enchaînent avec patience, avec la belle régularité du format 4/3 qui, encourageant une mise en scène métonymique et fétichiste, donne l’impression de feuilleter un livre d’images. La parole elle-même relève de la même fixité, du même calme, évitant tout en l’approchant la complaisance du bavardage maniéré, de la parole qui bouillonne pour bouillonner. Ici chaque conversation en dit moins pour en dire plus, et c’est cet excès (le confinement, l’angoisse, le paranormal, la misère sexuelle ou professionnelle) que Vernier accompagne par le cadre. Paroles et objets glissent dans le plan au compte-goutte, l’un comme l’autre sur le même arrière-fond de silence – comme dans ce plan très beau, comme tiré du point de vue même de l’angoisse, du visage de Joane dans l’obscurité quand elle demande à Sylvia, les yeux scintillants, de la laisser dormir avec elle.

 

C’est sur le même fond de silence qu’apparaît Jeanne d’Arc, fumant nonchalamment une cigarette près de son cheval. Le plan résume assez bien la façon qu’a Vernier d’exhumer les vestiges d’un imaginaire archaïque au sein du contemporain : par petites fuites fétichistes du mythologique, apparitions surnaturelles, par piratage d’une époque par une autre, comme cette projection de la vie de la Pucelle sur la façade de la cathédrale d’Orléans, ou l’évocation d’un conte au détour d’un plan documentaire sur un faucon. Lorsque Sylvia s’en va, c’est un autre couple qui prend le relai, celui  que forme Joane la strip-teaseuse, et Jeanne d’Arc, célébrée pendant dix jours dans la ville. Le film se révèle à mesure qu’il pénètre au cœur de la ville – dans Orléans, il y a bien une variation contemporaine sur le mythe de Jeanne d’Arc, une Jeanne d’Arc dont le portrait pourrait se faire sur fond documentaire, quasi-ethnographique. Vernier suggère de plus en plus précisément que les deux lignes qui avancent côte à côte dans le film, celle de Joane et celle de Jeanne, sont faites pour se confondre, que Joane est peut-être une Jeanne contemporaine, que la barre de pole dance n’est pas loin du bûcher. Un peu trop précisément, d’ailleurs, quand Joane enjambe la barrière qui la sépare de la parade et crie « Jeanne ! » pour rejoindre son double. Si cette percée brutalement fictionnelle, exagérément signifiante, paraît en trop, c’est qu’elle contredit au fond ce qui fait la force d’Orléans : sa logique d’échos, de simples suggestions, qui n’est qu’affaire de lieux, de lignes, d’images. Et donc cette belle idée que l’Histoire serait moins affaire de voyage dans le temps que de voyage dans les lieux.