Tiens, le père de George Clooney. C’est un détail qui n’a rien d’anecdotique : à la toute fin de Monuments men, Nick Clooney, 80 ans, fait une apparition pour prendre le relai du rôle tenu plus tôt par son fils. La scène elle-même n’est pas anodine puisqu’elle vient, sous forme de coda, redire l’ambition toute pédagogique de ce film, le cinquième de Clooney cinéaste, de très loin le pire : sauver de l’oubli un épisode méconnu de la Seconde Guerre, qui vit une poignée d’historiens de l’art  suivre la piste des œuvres volées par les Nazis, pour les rendre à leurs propriétaires.

Que Clooney fils délègue cette ambition à Clooney père, même le temps d’un clin d’oeil, mérite qu’on s’y arrête. Par exemple pour préciser que le père a lui-même connu sinon la guerre, du moins l’US Army, qui l’envoya notamment en Allemagne. Après cela il fut pendant de longues années une figure de la télé américaine, avant de s’engager en politique, avec perte et fracas, sous la bannière démocrate. Toute ressemblance avec les sujets des précédents films réalisés par son fiston n’aurait donc à l’évidence rien de fortuit – Confessions d’un homme dangereux et Good night & good luck pour l’histoire de la télé ; Jeux de pouvoir pour l’univers impitoyable des batailles électorales. Et il est permis d’y voir un éclairage intéressant sur le storytelling pédagogique qui est la marque de tous les Clooney-films. Raconter l’histoire de la nation à travers celle du père, faire de l’éducation civique avec la geste paternelle, voilà qui serait donc l’ambition véritable, au demeurant assez charmante, de ces films de bon élève et de bon fils, à la manière dont les écoles américaines invitent les parents à venir dispenser des récits exemplaires à leur auditoire en culottes courtes.

De fait, cet auditoire est le public idéal des Clooney-films, qui récitent leurs leçons d’idéalisme démocratique comme ces mêmes têtes blondes ânonnent, en classe, les paroles du Star-Spangled Banner. Rien de très neuf là-dedans : le didactisme consciencieux est une vieille lubie hollywoodienne. Clooney d’ailleurs ne s’en tirait pas trop mal avec Good night & good luck ni (dans une moindre mesure) avec Les marches du pouvoir. C’est une autre histoire avec Monuments men : précisément celle de la Seconde Guerre, un poil plus complexe que le mythe démocratique national. D’autant que Clooney a vu un peu large, en se collant lui-même une double interro surprise. Sujet 1 : l’Art a-t-il plus de valeur que la Vie ? Sujet 2 : qu’est-ce que l’Holocauste ? Quand le film commence, Clooney est littéralement appelé au tableau, pour faire l’introduction de son exposé. Malin, il a prévu des diapos, qui l’aident provisoirement à faire illusion. Problème : l’interro dure deux heures, et George a oublié de faire un plan. Son embarras fera peine à voir : il va réellement traverser tout le reste du film avec sur le visage l’expression de gêne et d’affliction mêlées qui est le masque de ceux qui n’ont pas pris le temps de réviser.

Good night and good luck ou Les marches du pouvoir étaient d’honnêtes exposés, parce que Clooney avait pris la sage résolution de s’en tenir à un registre de théâtre filmé de luxe, en sorte que les acteurs puissent réciter la leçon à la place du film. La guerre en revanche lui a donné envie de voir du paysage, et de diluer dans le cours d’histoire une grosse louche de comique picaresque, façon Les douze salopards ou Qu’as-tu fait à la guerre, papa ? Sur ce plan-là, disons-le tout net : le film est à la limite de l’accident industriel. On n’a pas vu depuis longtemps film hollywoodien aussi amorphe et mal branlé que cet involontaire remake yankee de La septième compagnie. Recalé à l’épreuve d’entertainment, s’en sort-il mieux à celles d’histoire et de philosophie ? Justement, non : le film est encore plus embarrassant de ce côté-là.

Zéro pointé pour le sujet 1, sur la valeur de l’art. Et pour une raison qui non seulement est facile à expliquer, mais explique elle-même l’apathie générale du film : Clooney n’a strictement aucun avis sur la question, et laisse ses personnages errer deux heures durant au nom d’une cause qu’il annonce comme supérieure mais qu’il est absolument incapable d’évaluer, et donc de filmer, sinon sous l’angle du patrimoine. Trimballés à travers l’Europe, les tableaux de maîtres sont regardés (à peine) comme de grosses images dans de gros cadres, parfaitement indistinctes des diapos qui les représentaient dans l’introduction. Sujet 2, la barbarie nazie et l’Holocauste. Là-dessus, au moins, Clooney a un avis, et on ne peut pas lui donner tort : c’était vraiment moche. Faire ce constat indémodable revient pour lui à monter une série de contrechamps sur les visages affligés d’acteurs qu’à l’évidence il a choisis (les visages, plus que les acteurs) pour leurs prédispositions dans ce registre – Bill Murray + John Goodman + Bob Balaban, on n’aurait pas retenu un autre casting pour un spot préventif sur les carences en magnésium. Un tonneau révèle un butin de couronnes dentaires en or ? Cut, gros plans sur Balaban et Murray dont les joues dégoulinent d’accablement. Traduction : rolalalala.

Mais le clou du film revient à Clooney lui-même, embarqué un peu plus loin dans un exercice de storytelling de niveau olympique. Face à un Nazi qui, décidément très méchant, refuse de faire amende honorable, le personnage de Clooney commence à lui raconter l’histoire non pas d’un petit barbier mais d’un petit marchand de bagels de son quartier, apparemment aussi doué que sympathique, et qu’il aura plaisir à retrouver une fois rentré au bercail pour une collation bien méritée tandis que le Nazi, lui, fera moins le malin à Nuremberg. Le Nazi n’en revient pas, et à vrai dire nous non plus. Le spectateur américain moyen, quant à lui, pourra être reconnaissant de tant de pédagogie, lui qui n’avait jamais réalisé que derrière la Solution Finale planait, en fait, le spectre d’une privation barbare au rayon boulangerie. La Shoah résumée à une pénurie de bagels : what else ?  Oh, trois fois rien, George.