L’animation japonaise a produit en une décennie plus de films et de séries télévisées qu’un être humain normalement constitué ne peut en regarder au cours d’une vie entière. La plupart d’entre eux tombent dans les limbes de l’oubli avant même d’avoir franchi nos frontières, dans un contexte économique il est vrai de moins en moins favorable. Néanmoins, cet intarissable robinet accouche épisodiquement de véritables pépites sur lesquelles l’amateur d’expériences sensorielles inédites ne saurait faire l’impasse. Réalisé en 2004, mais quasi-invisible en France jusqu’à maintenant, Mind game est de celles-là.

Le récit de cet OVNI cinématographique tient en quelques mots : revenu sur Terre après qu’un yakuza l’a tué dans le restaurant de la fille qu’il a toujours aimé, un mangaka se voit offrir une nouvellechance de prendre sa vie en main. Au mauvais endroit, au mauvais moment, optant surtout pour le mauvais choix – en l’occurrence, la passivité coupable face à une agression -, le jeune homme se voit poussé par la providence à reprendre les rênes de son existence, le déclic ne pouvant venir que de lui-même. Tentant dans la foulée d’échapper aux mercenaires qui ont juré d’avoir sa peau, l’anti-héros flanqué de deux amies échoue dans le ventre d’une baleine dans lequel l’infortuné trio fait la connaissance d’un vieillard hédoniste qui a pris son parti de l’incongrue situation. Réinventant littéralement le mythe de Jonas et la baleine, Masaaki Yuasa met à profit cette retraite forcée – l’endroit choisi, le ventre obscur et agonisant d’une baleine, n’est pas fortuit – pour fouiller de manière méticuleuse les entrailles de l’âme humaine, entre questionnements métaphysico-ludiques (l’évasion finale, lutte pour la vie vaille que vaille avec un esprit combattif qui pallie l’épuisement du corps) et digressions ahurissantes (la baignade zen au cœur de la baleine, parenthèse enchantée érigeant la volupté en art majeur). Affranchi de toute contrainte, ce rêve éveillé laisse déambuler un trio de paumés, symptomatique d’une jeunesse neurasthénique, qu’une expérience de la seconde chance désinhibe et exonère des codes de la société. Anarchiste, Mind game ? Peut-être bien. Le réalisateur prend en tout état de cause un malin plaisir à multiplier les pistes de réflexion sous couvert de fantaisies sans queue ni tête (la halte au paradis et sa galerie d’excentricités), à enchaîner des séquences sans lien direct apparent avec les précédentes (les plans cycliques de l’épuisante séquence finale), déstructurant les codes classiques de la narration pour offrir un trip expérimental et hallucinatoire façon Yellow submarine. Happé par la fuite en avant haletante et éperdue de l’anti-héros, le spectateur est sonné par un déferlement d’images outrancières, saturées de couleurs bariolées.

Fantasque, radical et baroque, Mind game fusionne une multitude de techniques maîtrisées à la perfection (2D, 3D et motion capture principalement) avec un sens inouï du cadre et une ampleur toute cinématographique. Mise en abyme délicieuse du monde du manga et dénonciation percutante de la lâcheté ordinaire, ce conte existentialiste, défini par Bill Plympton comme le Citizen Kane de l’animation, prône le carpe diem en multipliant les morceaux de bravoure dans un maelström bouillonnant d’images dont on ressort épuisé mais avec l’extraordinaire impression de se sentir vivant. Miraculeux.