Bound, le précédent film des frères Wachowski, a acquis le statut de film culte auprès d’un grand nombre de vidéophiles pour les raisons – un peu inavouables – qu’il travaillait, à partir d’un canevas policier classique, le motif du lesbianisme. Inavouable parce qu’il n’est pas sûr qu’une bonne dose de voyeurisme n’entre pas dans cette considération très « hype » pour l’homosexualité féminine comme supplément d’âme sulfureux du thriller (Basic Instinct avait montré la voie). Les frères Wachowski, dès leur premier film, s’affirmaient ainsi comme d’ingénieux scénaristes, des petits malins à suivre.

Avec Matrix, qui ouvre le bal des blockbusters de l’été, ils raflent la mise. En effet, le film apparaît avant tout comme une mise au carré de tout ce qui s’est vu de mieux dans le cinéma américain dit « d’action » depuis une dizaine d’années. Ce côté « fourre-tout » peut agacer les puristes qui préféreront toujours rendre à Cameron ce qui lui appartient. N’empêche : Matrix pousse à ses limites extrêmes plusieurs hypothèses qui ont fait récemment les riches heures du box-office américain et européen. On retrouve ainsi le scénario-catastrophe du « monde qui court à sa perte à moins qu’il ne soit trop tard » (Terminator 2, Strange Days) ; la version remasterisée du mot de Malraux sur les années à venir : « Le siècle sera machinique ou ne sera pas » (Toujours Terminator 2) qui postule la fin de nos sociétés technologiques par la suprématie des machines. Enfin, la violence qui se déploie dans Matrix est tout entière inspirée par la gestuelle et la chorégraphie des coups développées aussi bien par les mangas japonais que par le cinéma asiatique d’action (John Woo, Tsui Hark). Premier point donc : le public en a pour son argent. Ça tombe bien : Matrix est un film dépensier sur la dépense physique.

A ces sources où puise la forme de Matrix, il faut en ajouter une autre, philosophique, qui inspire le scénario (très réussi) du film dans son entier : c’est David Cronenberg, le cinéaste du réel halluciné (et depuis peu des palmes hallucinantes). Dans Matrix, la vie humaine ne vaut pas cher ! C’est normal, les êtres humains n’en sont pas vraiment, juste la matérialisation d’un programme informatique -la Matrice- qui nous berne tous et que nous appelons bêtement la Vie. Dans Matrix, il pleut des douilles et l’important n’est pas de passer entre les gouttes -trop simple- mais entre les balles. On aura compris que le film devient douteux dès lors qu’on en ausculte les présupposés idéologiques, le message comme on dit. La stylisation des personnages incarnant le Bien -manteaux de cuir gestapistes, formation à la violence physique qui est moins maîtrise de soi que démolition de l’autre- donne au groupe de « résistants » une allure de secte qui fait frissonner. D’autant que leur action et leur programme s’appuient sur une théorie du complot et de la conspiration qui inspire rarement la sympathie !

La justification du meurtre pour de bonnes raisons -ici, redonner forme humaine au monde- est l’inconscient scénaristique du film. On ne dira pas le mot « fasciste » qui fâche. Est-on jamais diverti pour de bonnes raisons ?