Pas facile d’appréhender dans le détail un film qui se donne d’un bloc, dans la ferveur et la croyance d’une toute puissance de l’image, qui se déverse comme un torrent, furieux, brutal, toujours débordant de son lit, patraque aussi, mais non sans panache. Mange, ceci est mon corps ne peut que se recevoir comme un geste, une longue extase, un bain de remous. Plongeons les mains dedans. Ça commence par d’impressionnants plans qu’on imagine attrapés depuis un petit hélicoptère passant vite au-dessus de l’eau, des bidonvilles, d’un paysage en friche, informe. Emporté par cette ouverture, on redescend sur terre, dans une maison où s’avance, à la queue leu leu, une bande de marmots haïtiens que l’on retrouve l’instant d’après tout endimanchés autour d’une table ; y trône Sylvie Testud, « Madame », dont la mère (Catherine Samie) est allongée dans un lit, dans une chambre vide adjacente ; à table Madame dit qu’il n’y a rien à manger, mais on va quand même dire merci, merci, merci, 50 fois merci, alors on dit merci, merci, merci.

Mange, ceci est mon corps est un empilement de visions, hallucinations tétant et aspirant tout, depuis les fantasmes du colonialisme jusqu’à une littérature noire, dont Michelange Quay, jeune cinéaste haïtien formé aux Etats-Unis, tente de retranscrire en chair et lumière la puissance évocatrice, la violence figurative. On retrouve dans ce film impatient un évident désir d’en découdre avec la fulgurance des images de la poésie et de la révolte du Césaire du Cahier d’un retour au pays natal et du Discours sur le colonialisme. Un désir d’aller fouiller la science de Fanon, et d’appuyer sur la psychose colonialiste comme on appuie sur une tumeur – ici le Noir vient se tremper de lait, devient albinos. Ici tout voudrait se reformuler en d’autres langues que le parler, en manger, en peindre, en dormir, en hurler. Cinéma cannibale dont on ne peut que saluer l’énergie, cette manière de donner une consistance de pellicule à ces écrits dont s’est hélas perdu l’écho. Saluer la méticulosité de tout cela, et en constater aussi la certaine vanité, tant le film, dans les parages dangereux de la métaphore et de l’extase, s’abîme à force de tutoyer ces pièges éternels.