Les éditions belges Champaka ont eu l’excellente idée de rééditer en cette fin d’année les oeuvres complètes d’Yves Chaland, génial précurseur dès les années 1970 de la bande dessinée postmoderne. Le premier tome paru est Coeurs d’acier qui sort ce mois-ci en librairie, épisode non officiel des aventures de Spirou et Fantasio, dernière bande dessinée publiée du vivant de l’auteur, trop tôt disparu sur les autoroutes françaises à l’été 1990. On pourra gloser tant qu’on voudra sur la nécessité d’en modifier certains éléments, dans le sens d’une « remasterisation », notamment à propos de la nouvelle mise en couleur quadri chromique, qui nous fait perdre les nuances en pointillés de la bichromie, et donc tout ce que Chaland doit à la lithographie et à l’illustration des années 1950 (on pense à René Gruau et surtout à René Ravo). Reste que l’album réunit enfin les deux tomes des aventures foutraques du rouquin et de son acolyte au Bocongo, pays imaginaire d’Afrique occidentale, tomes publiés jusqu’à présent séparément pour des raisons de droits d’auteur. Quelle meilleure entrée dans l’œuvre du plus belge des auteurs français ? Le plus étonnant, c’est encore que ce soit une bd âgée de presque vingt ans qui apporte un peu de fraicheur et brise la monotonie d’un paysage éditorial où le neuvième art se contente trop souvent de balbutier les codes graphiques et narratifs jetés par Blain, Blutch et Sfar. Le talent de Chaland est encore aussi vivant aujourd’hui qu’il l’était à la fin des années 1980 : la meilleure preuve en est que la série officielle de Spirou, en manque cruel d’inspiration, a fini par en arriver elle aussi à l’idée d’un épisode unique avec la collection « One Shot », dans laquelle un ou deux auteurs se réapproprient le célèbre groom le temps d’un album.

Une belle revanche pour l’auteur de Coeur d’acier, le premier de ces « tirs uniques », et assurément le plus réussi. Car ici la nostalgie n’a rien de condescendant ni d’artificiel. S’il convoque les monstres sacrés de la ligne claire des années 40 et 50, ce n’est pas dans un esprit passéiste à la Amélie Poulain, mais pour en revenir aux subtilités d’une narration fluide et d’une construction aérée, ou l’évidence de chaque case pourrait à elle seule nous entrainer dans un véritable exercice d’admiration. Si Chaland revendique explicitement la paternité de Tillieux (Gil Jourdan), d’Edgar P. Jacob, de Franquin et surtout de Jijé (deuxième dessinateur de Spirou, après Rob-Vel son inventeur, et avant Franquin), c’est bien parce que la bande dessinée de l’après guerre en était arrivée à un classicisme quasi idéal, où la l’absence d’ombre et la lisibilité du dessin n’empêchaient ni le mouvement ni la virtuosité dans l’enchaînement des séquences. Bien au contraire, cette ligne claire avait permis la révélation d’un trait de pinceau nerveux dont les différences d’épaisseur suffisaient à assurer le dynamisme d’un humour toujours décalé et absolument propre à l’imaginaire de la bande dessinée. En retrouvant le trait caractéristique de l’école belge, Chaland retrouve donc tout naturellement un humour cynique, bien plus adapté à la compréhension des adultes qu’à celle des enfants.

Car il faut avoir un recul certain pour goûter cette critique du post-colonialisme dans ce qu’il peut avoir de plus méprisant à l’égard des colonisés. C’est ici que l’influence de Jijé se fait le plus sentir, à travers ses propres aventures de Spirou bien sûr (cf. Spirou et les chapeaux noirs), mais surtout quand on pense à la série « Blondin et Cirage », en particulier à l’album Nègre Blanc. Le meilleur parti pour en finir enfin avec cet héritage, c’est peut-être encore d’en rire, et c’est là le versant le plus corrosif de Coeurs d’acier aujourd’hui : loin de toute la pudibonderie hypocrite et de toute la prévention « ethnique » actuelle, se moquer des réflexes paternalistes des colons qui, finalement, étaient nos pères ou nos grand pères. Il suffit de se rendre à l’exposition hommage que rendent à Chaland les auteurs les plus brillants de la néo-ligne claire (notamment Serge Clerc, Ted Benoit, Floc’h) pour comprendre à la fois ce que la bande dessinée lui doit, et l’immensité de son propre talent : perpétuer un classicisme toujours vivant qui n’a rien perdu de son humour critique.