Jess Franco n’aura donc tourné que 200 et quelques films. Le maître espagnol, pape expressionniste et libertin du cinéma bis, génie psychédélique, s’est éteint le 2 avril 2013 à 82 ans, tout juste après la sortie chez lui de son dernier film,  Al Pereira vs. the Alligator Ladies. Il y a trois mois, Stéphane du Mesnildot, auteur de Jess Franco : énergies du fantasme, lui consacrait pour le magazine (Chronic’art #80 – janvier 2013) le texte que voici, à l’occasion de l’édition DVD de quatre de ses plus beaux films dont le splendide Venus in Furs.

 

En juillet 1997, à la Cinémathèque française, salle République, une femme blonde regardait avec avidité une troublante danseuse lesbienne dans un cabaret d’Istanbul. Suivaient des plans de scorpions, de cerf-volant rouge et de papillons dans des filets. La femme blonde était envoyée en mission sur une île pour rencontrer l’héritière du Comte Dracula : nulle autre que la danseuse elle-même. Après quelques bains de soleil, les crises d’une hystérique dans sa cellule et des étreintes saphiques, la comtesse était anéantie et la femme blonde prenait sa place.  Le film, réalisé par Jess Franco, se nommait Vampyros Lesbos (1970), et était comme un mauvais rêve de cinéma détraqué. Il fallait s’abandonner au funk en hypo-tension de Manfred Hübler & Siegfried Schwab et à ces voix gutturales murmurant « ecstasy » ; à une réalité à ce point délitée, à ce point recouverte par les rêves et les fantasmes qu’elle en devenait introuvable. On observait aussi l’assomption d’une icône absolue : Soledad Miranda, princesse des ténèbres aux gestes à la lenteur arachnéenne. Vampyros Lesbos, dans cette Turquie solaire, semblait partager le même territoire que More de Schroeder. Mais à l’acide et l’héroïne s’étaient substituées des femmes fatales lascives, transcendant la mort, et ouvrant les portes de la perception pour ne jamais les refermer.

 

Sadisterotica !

Vampyros Lesbosétait la voie royale pour entrer en « francophilie », cette cinéphilie « bis » dont l’obsession est de reconstituer, souvent à l’aide de fanzines, une improbable filmographie (200 films à ce jour) et collecter d’antiques VHS aux titres aussi saugrenus que Deux espionnes dans un petit slip à fleur. Cette cinéphilie miniature comprend ses chefs-d’œuvre historiques, ses films secrets, ses introuvables, et ses périodes honnies qui n’attendent que la réhabilitation. Si les séries B expressionnistes des années 60 (L’Horrible Dr. Orlof, Miss Muerte, Cartes sur tables) sont vénérées, de même que la période psychédélique (Necronomicon, Venus in Furs, Eugénie de Sade), les films érotiques voire pornos des années 70 (Plaisir à Trois, Les Ebranlées, Les Nuits brûlantes de Linda) sont en général conspués. C’est pourtant au moment où il semble abandonner toute ambition de cinéma traditionnel que Franco tourne ses films les plus sidérants. Là réside le mystère Jess Franco : comment un cinéphile espagnol libertaire et globe-trotteur, assistant de Welles sur Falstaff, a-t-il pu construire dans l’enfer des salles de quartier une œuvre dont la modernité égale parfois celle d’un Godard ?

 

Jesus Franco alias Jess Franco alias Clifford Brown alias….

Dans Venus in Furs, le héros, trompettiste de jazz, « décolle » pendant ses solos et rejoint un fantôme d’amour qui lui fait perdre toute notion du temps et de la réalité. C’est ce qui arrive à Franco en 1970 après la mort, dans un accident de voiture, de Soledad Miranda : il plonge alors à corps perdu dans ses images et ses obsessions. Sous une multitude de pseudonyme, il tourne par exemple une trentaine de films entre 1971 et 1974. Cette frénésie ne connaît un fléchissement que dans les années 80, lorsque les salles de quartier commencent à disparaître. Jean-Pierre Bouyxou décrit les films de cette période comme un long sérial, ressassant de façon hypnotique les figures et les trames narratives (l’auteur de cet article aborde lui aussi cet âge d’or dans Jess Franco – Energie du fantasme, paru chez Rouge profond en 2004, ndlr). Il faut voir et revoir La Comtesse noire, son Vertigo puisqu’il fait émerger des brumes, dès le générique, la figure de Soledad Miranda sous les traits de sa nouvelle compagne et actrice, Lina Romay.

 

L’amour flou

Ces années furent le règne des vampires, comme la Comtesse noire, tragique succube muette, mais aussi des reines atlantes, des femmes-oiseaux, des libertins sadiens amateurs de chair humaines et des ingénues sombrant dans la folie. Franco, amateur de gothique tropical et d’architecture déroutante situait ses cauchemars dans les immeubles de la grande Motte à Montpellier, dans des palais niçois en stuc ou des villas de Ricardo Bofill. Dans le Sadique de Notre-Dame (où il interprète un fanatique religieux), Franco filme le Paris des seventies assombris et glauque, lors d’une mémorable remontée en plan-séquence de la rue Saint-Denis. Alors que les producteurs lui réclamaient avant tout des scènes érotiques, la contrainte devient pour lui une infinie liberté et la possibilité d’élaborer une écriture inédite, le situant davantage du côté du cinéma expérimental que des artisans du Bis. Comme un jazzman, Franco manie sa caméra en de longues improvisations autour de la jouissance optique. Il braque sa caméra sur un corps féminin (presque toujours celui de Lina Romay) que le zoom ne cesse d’aller chercher pour aussitôt le perdre dans les flous. L’incandescent objet du désir se transforme en flamme ou en matière brumeuse, mais parfois se recompose dans un spasme, et le sexe apparaît avec une netteté stupéfiante. Pourtant, même dans la précision des détails, il demeure inaccessible. A Bercy, pendant la grande rétrospective de 2008, la projection de Doriana Grey dans la salle Langlois fut inoubliable : la vulve de Lina Romay flottait comme une image sainte dans le temple de la cinéphilie, les yeux des fidèles levés sur elle. Si les beaux DVD édités par Artus seront pour beaucoup les premières étapes d’une initiation à l’œuvre de Jess Franco, celle-ci n’est pas sans danger : êtes-vous prêt à passer une partie de votre vie dans cette chambre close des fantasmes, à tenter d’élucider l’énigme de ces corps qui n’en finissent pas de se tordre et de gémir de plaisir ?

 

La collection Jess Franco : Venus in Furs (1969) / Plaisir à trois (1974) / La Comtesse perverse (1974) / Célestine bonne à tout faire (1974)
(Artus Films)