Entre le bon et le mauvais n’importe quoi, on trouve la même différence qu’entre le « N’importe quoi ! » appel à renchérir, qui ponctue les blagues idiotes dans une ambiance d’excitation bizarre où la bonne humeur tape sur le système, et le « N’importe quoi ! » couperet que lâche, par exemple, un employé révolté par les injustices calamiteuses de son chef. La question que pose le cinéma des Larrieu est : « Est-ce qu’il faut prendre au sérieux le bon n’importe quoi, dans quelle mesure et selon quels critères ? ». Le bon n’importe quoi, c’était par exemple le n’importe quoi spéculatif, primitiviste, économe de leur précédent film, Le Voyage aux Pyrénées.

Le titre (Les Derniers jours du monde) crée une attente : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Il est suivi d’un slogan : « Enfin libres ». Partir d’un drame conjugal français moyen avec le casting qui correspond (Catherine Frot, Karin Viard) et plonger ce film français moyen dans un contexte de fin du monde pour poser des questions métaphysiques ? Entre le tout, le rien et ce qu’il y a au milieu, titre et slogan promettent une chose et son contraire (donc n’importe quoi) et la dialectique qui va de l’une à l’autre (donc pas n’importe quoi). A l’image de ce double jeu (titre / slogan), les personnages principaux ne boivent que de l’alcool parce que l’eau est polluée. L’idée est simple et imparable, elle combine une situation de fin du monde (plus d’eau potable) et une possibilité concrète de se désinhiber (plus que de l’alcool) ; bref, la catastrophe et la liberté, en même temps qu’elle peut justifier les tours rigolards du film (les derniers jours du monde : une histoire de poivrots ?), mais aussi ses tours dérisoires (le problème métaphysique de l’homme : n’être qu’un sujet de delirium tremens ?), terrifiants ou libérateurs (le chaos final : n’être plus soi-même ?) – ce qui semble bien coller aux Larrieu. En creusant cette logique de l’eau / alcool, Les Derniers jours du monde pouvait se trouver entre blague potache, vaudeville bourgeois, satire pessimiste et utopie cosmique, comme s’étaient trouvés Le Voyage aux Pyrénées et surtout Fin d’été.

Ce n’est pas le cas. Peut-être parce que les Larrieu ont eu cet extrémisme frimeur qui consiste à dire « Vive le chaos ! » et que, du coup, ils n’ont pas vraiment cru à la fin du monde, surfant sur la vague de l’explication sociologique réac (si la fin du monde est arrivée, c’est parce que les couples explosent) pour mieux renverser tout de go la donne (la fin du monde, ce n’est pas forcément l’enfer, puisqu’on va pouvoir baiser partout ailleurs et que les couples vont ainsi se multiplier tous azimuts). En clair : ils n’ont pas vraiment eu peur (film catastrophe), et ils n’ont pas non plus vraiment rêvé des derniers jours du monde (utopie sexuelle).

Comme ils n’ont pas vraiment cru à la fin du monde, ils n’ont pas imaginé ce qui se passerait concrètement. La catastrophe n’est qu’un amas de signes (toutes les cinq minutes, il y en a de nouveaux), et la libération promise qu’une juxtaposition de deux fantasmes attendus (sortir de la névrose conjugale, sortir avec une tatouée de luxe – les objets du désir ne sont pas obscurs du tout). Concrètement, Toulouse assiégée ressemble à une reconstitution de la Deuxième Guerre mondiale avec Kommandantur et camps de réfugiés, et les bouchons de voitures avec des morts à ceux vus dans Week-end ou chez Shyamalan. A la fin, le héros se baigne dans une fontaine. Pourquoi, puisque l’eau est toxique ? Est-ce une tentative de suicide ? Est-ce un bain de jouvence impromptu ? Entre l’eau qui menace et l’eau qui libère, le poisson est noyé. Faute d’avoir raréfié leurs effets (logique du concret : clarté buñuellienne ; lyrisme du concret : fragmentation godardienne), les Larrieu n’ont pas réussi à faire de leur chaos sans jugement dernier un film de fin du monde avec apocalypse, donc avec révélation.

Raréfier ses effets, c’est maîtriser ses moyens. Comme on dit, l’économie, c’est le style. Nicholas Ray admirait les films mexicains de Buñuel. Buñuel lui dit qu’il n’avait qu’à faire un film avec seulement 400 000 dollars, à la mexicaine. Ray lui répondit que s’il faisait un film avec si peu d’argent, il ne serait plus pris au sérieux à Hollywood.