Les Corps ouverts est un film exemplaire, dans lequel le fond et la forme se confondent pour laisser place à une attention aiguë aux personnages. On y découvre Rémi, un jeune maghrébin s’apprêtant à passer le bac, tiraillé entre deux univers inconciliables : d’un côté, celui de la famille, de la virilité arabe, des petits boulots, des copains, du lycée, des plans « drague » faciles ; de l’autre, celui d’un irrépressible désir homosexuel, évidemment indicible.

Le cadre familial de l’adolescent est tracé rapidement, mais on apprend beaucoup par de menus détails, jamais appuyés : la mère française disparue que l’on aperçoit sur une photo, le père marocain malade que Rémi aide amoureusement, la soeur -et à travers elle le rapport à la femme dans la famille arabe. Alors qu’elle a des états d’âme après sa première expérience sexuelle, Rémi, en grand frère « macho », l’humilie : « Tu te fais trouer et après tu viens pleurer ». Toute l’ambivalence du personnage est là : à cette scène répond une autre où, après une rapide relation homosexuelle dans les toilettes d’un cinéma porno, Rémi pleure en silence. Dans son errance et sa quête d’identité, il écoute de la musique arabe au casque comme pour se raccrocher aux branches d’une identité nord-africaine dont il s’éloigne par ses désirs sexuels.

Le personnage est donc en quête de stabilité. Une stabilité impossible, une intranquillité permanente : Rémi doit mentir pour réussir à vivre sa vie, il doit composer avec des faux-semblants. Et quand, lassé du mensonge, il dit son homosexualité à son copain de lycée porté sur les filles, celui-ci ne semble pas vouloir comprendre. A ce désarroi d’adolescent s’ajoute un autre jeu, qui brouille les repères du garçon -et du spectateur- : Rémi se rend à un casting pour un film dont le personnage principal est homosexuel. Les scènes de casting émaillent tout le film, rendant palpable le trouble du garçon : celui-ci et le réalisateur du « film dans le film » ont par la suite une liaison orageuse mais pleine de tendresse.

Ce second degré donne au film à la fois sa structure hâchée et une richesse supplémentaire. En effet, Rémi joue déjà dans sa vie un rôle de composition afin de se préserver des autres. Les scènes de casting matérialisent les désirs cachés de Rémi, car le réalisateur le pousse dans ses retranchements en le forçant à « jouer » son propre rôle et à s’ouvrir aux autres. Nouvel échec : Rémi est meilleur acteur dans la vie que devant la caméra du casting. C’est à une réflexion intéressante sur le statut du comédien que Sébastien Lifschitz nous invite : jusqu’où se donner, pourquoi se donner ? Le titre du film joue sur la métaphore de l’ouverture du corps de l’acteur et sur la réalité de l’amour physique. Une nouvelle fois poussé par le désir, Rémi donne son corps au réalisateur du film dans le film. Mais il ne lui donne rien d’autre : il lui ment comme il ment à tout le monde et se dérobe dès qu’il le peut, dans une sorte de fuite en avant. Tout dans ce film dénote une réelle acuité de la part du réalisateur : le scénario déjoue les pièges de son sujet, la mise en scène est précise, nette, soutenue par un montage riche. Dans ce film, qui pourrait sentir l’effet facile, rien n’est artificiel. Sa durée courte (48 minutes) ne lui nuit en rien ; au contraire, on a l’agréable sentiment d’un rythme « biologique » qui colle parfaitement à l’intrigue et aux personnages.

On pense à Un Coeur qui bat de François Dupeyron, à En avoir (ou pas) de Laetitia Masson : on est dans la même proximité, dans la même intimité avec le personnage principal, qui se donne entièrement. Pas de jugement moral non plus dans Les Corps ouverts, pas de prêchi-prêcha sur le sida, par exemple : juste une chronique sur l’errance et les pulsions d’un jeune homme. Dans le rôle de Rémi, Yasmine Belmadi est, pour sa première apparition à l’écran, déjà un grand acteur ; pas une fausse note d’ailleurs dans le choix des comédiens et dans leur direction. Un grand film.