Lenny a la quarantaine, il est new-yorkais et, pour deux semaines seulement, il a la garde de ses enfants qu’il ne voit presque pas le reste de l’année. Sauf que Lenny (merveilleux Ronny Bronstein, réalisateur par ailleurs du fulgurant Frownland) n’est pas très responsable, c’est lui-même un grand enfant : face à toute chose, il improvise. Alors il s’y prend n’importe comment et c’est, pour les mômes, une joie en même temps qu’une inquiétude. Les kids, ce sont les frères Safdie eux-mêmes, qui font ici le portrait de leur père. Pour qui les a suivis jusque-là (d’une poignée de courts métrages beaux et volatiles à The Pleasure of being robbed, premier long charmant réalisé par Josh, l’ainé), Lenny & the kids formule un peu plus qu’une autobiographie. Les dessins d’enfant qu’on voit sur les murs de l’appartement de Lenny, et qui sont ceux, authentiques, que les frères barbouillèrent pour leur père, n’en font pas mystère : Lenny & the kids invite surtout à retrouver, dans le grenier des souvenirs, quelque chose comme la formation de leur geste de cinéaste.

Quand on leur demande à quel point exactement le film est autobiographique, les frères répondent qu’il s’agissait moins de représenter leurs souvenirs que de trouver, à partir d’eux, une « fréquence », un signal où intégrer le tournage, la mise en scène, les événements. Cette fréquence, Lenny & the kids en cherche l’initiale mais elle court depuis les premiers courts métrages des Safdie. L’improvisation chez eux n’est pas une formule – new-yorkaise, indie… C’est plutôt un sujet et, surtout, une hypothèse. Lenny & the kids fait l’archéologie d’un regard, celui légué aux Safdie par leur père (qui avait la manie de les filmer tout le temps et cette manie, expliquent-ils, n’est sûrement pas étrangère à leur vocation), et pose la question suivante : à quoi ressemble le monde quand il est vu dans les yeux de quelqu’un qui se condamne à l’improvisation ? Réponse du film et du cinéma des Safdie en général : il improvise en retour. Contrairement aux apparences (la caméra embarquée sur le pavé, héritière d’une tradition new-yorkaise connue), le cinéma des frères n’est pas tant travaillé par le réel, que par la magie qui, sans cesse, le parasite. C’est le réel qui improvise, alors tout est permis : danse avec les ours dans The Pleasure of being robbed, salamandre cachée dans les cornflakes dans Lenny & the kids

Plaisir de voler (plaisir pirate : à la vie, dérober sa logique, le déroulement naturel des choses, puisqu’on improvise) / plaisir d’être volé (puisque c’est elle, la vie, qui improvise et joue des tours, alors rien n’est jamais pareil). Mais le plaisir n’est pas garanti : l’improvisation est une stratégie enfantine et joyeuse, mais le chaos enchanté contient aussi son envers de terreur. C’est là que le film est le plus beau, dans la manière qu’il a de faire basculer, régulièrement, l’euphorie dans l’angoisse pure et simple. De n’être pas léger et grave, mais toujours en équilibre sur la frontière entre les deux, indécis, impossible à cerner. Ainsi quand Lenny, par exemple, embarque les enfants à la campagne en se greffant sur les projets d’une fille rencontrée dans un bar, sauf que c’est le petit copain de la fille qui conduit et qu’il se demande un peu ce que tout ce petit monde fait là, sur la banquette arrière. Malaise dans la voiture, le type s’en prend aux gosses, à Lenny. Cinq minutes plus loin, la tension a disparu, un crooner chante en faisant du ski nautique, les kids sont contents : le jeu en valait la chandelle. On voit bien, devant des moments comme celui-ci, que le cinema des Safdie n’est que faussement dilletante. C’est très fort, la façon qu’ils ont ici d’organiser un relai constant entre le regard du père et celui des petits, et de nous faire à la fois les complices et les témoins effarés des improvisations de Lenny. C’est fort, et c’est aussi courageux. Courageux parce qu’il leur aurait été facile de s’en remettre uniquement au versant enchanté de l’improvisation, et de faire de Lenny & the kids une comédie new-yorkaise sympa. Ils sont trop inquiets pour ça, les Safdie, et cette inquiétude est le vrai sujet du film. C’est sur elle qu’il se referme, dans le regard des kids pour dire une dernière fois qu’ils aiment leur papa mais que, aussi, il leur fait un petit peu peur.

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