Malaise, malaise : après l’Holocauste vu comme un camp de vacances et un Pinocchio hystérique et quadragénaire, Roberto Benigni sort Le Tigre et la neige, nouvelle vision dégoulinante de poésie détraquée dans le Bagdad contemporain. Plus nauséabond que jamais, ce nouvel opus est cependant un must du cinéaste italien. Jamais névrose n’a été mise en scène avec autant d’insistance. Plus aucune retenue académique ne vient perturber son propos, c’est-à-dire lui-même, personnage obsessionnel par excellence, grand malade refoulé qui se célèbre et se sacrifie sur l’autel d’une obscène pureté. Inutile de préciser que l’intérêt du Tigre et la neige ne réside pas dans la maîtrise du cinéaste mais plutôt dans son absolu contraire. Car au-delà des gerbes lyriques crapoteuses et autres prises d’otages affectives du public, c’est une visite guidée de l’inconscient benignien que le film offre en pâture.

Prof de poésie à la fac de Rome, du genre enseignant super cool que les élèves adorent, Attilio est fou d’amour pour une femme (Nicoletta Baschi, épouse de Roberto dans le civil) qu’il harcèle le jour, lui déclamant son amour en longues tirades versifiées avant d’en rêver la nuit, elle en robe de mariée, lui en caleçon immaculé et souliers vernis. Partie en Irak rejoindre un poète local revenu dans son pays pour protester contre la guerre, la dona plonge dans le coma au cours d’un bombardement américain. Aussitôt prévenu, Attilio part la sauver. Pitch assez simple mais pourtant très vite compliqué dans son déroulement, notamment l’exposition étirée à l’extrême. Dès le départ, le film opte une mise en place viciée, sorte d’enfilade d’onirisme et de trivialité quotidienne troublée par quelques détails sordides : une chauve souris qui pénètre dans l’appartement d’Attilio, ses filles de quinze environ qu’il infantilise comme des gamines de cinq et qui dorment dans son lit. Même le burlesque est chargé de malaise, tant il est distillé avec mollesse et labeur. Notamment lors d’une séquence indépassable en matière de détraquement, où Benigni se livre dans une diatribe amoureuse pendant que la scène finale du Bon, la brute et le truand passe derrière lui à la télé. Si l’opposition angélisme bénignien / sauvagerie leonienne fonctionne assez bien, c’est la durée du gag (dix minutes) qui sidère, sachant que seule sa conclusion s’avère bien réglée et percutante.

La deuxième partie appuie au contraire sur le champignon, comme si le cinéaste était pressé d’en finir. Malgré tout plus à l’aise, Benigni reprend l’équation de La Vie est belle, soit faire du refoulement un principe éthique et comique. Attilio parle à la comateuse, lui bouche les oreilles en cas de mauvaise nouvelle et ainsi de suite, l’inspiration déborde mais les sueurs froides persistent. Le spectateur est à la fois bâillonné et sollicité. Comme d’habitude Benigni fait de l’abatage pour ne rien savoir mais pourtant il montre tout : le corps inanimé de sa femme, son corps tout en gesticulations syncopées, la mine déconfite de Jean Réno, sorte d’incarnation du public (comment lui dire que sa femme est condamné) et pleureur officiel de l’Irak. L’Irak justement, dont on ne sait si le cinéaste la pleure ou se rit d’elle, la réduisant par moments au parcours d’obstacles (course en chameau, check points) ou la glamourisant à coups de citations philosophiques et de grandes images sucrées. Question de justesse toujours perturbée par Benigni dont le cinéma maboul marie les contraires sans ajustement : opportunisme vomitif et folle sincérité, toute puissance et roue libre, humanisme sirupeux et égoïsme inouï.