Issu tout droit de l’avant-garde, tant politique que formelle, qui surgit en Amérique du sud durant les années 60, Fernando Solanas ne s’est converti à la fiction « classique » que dans la seconde partie de sa carrière, après un travail très poussé sur « l’essai cinématographique » (mélangeant images documentaires, archives, musique, narration off, avec une recherche sur le montage et la matière cinématographique en général). Depuis, en fait, l’exil parisien consécutif au coup d’état argentin de 1976, il est à la recherche d’une forme narrative qu’il a pu lui-même présenter sous le vocable de « Tanguédie », mélange de l’esprit du tango et des possibilités de la tragédie : omniprésence de la musique -et même des musiciens, accompagnant littéralement les comédiens à l’écran et intervenant dans les scènes-, théâtralisation de l’espace, esthétisation parfois excessive des images, scansion du récit en chapitres, intertitres sur cartons peints, et, toujours, utilisation de possibilités proprement cinématographiques (couleurs, images accélérées, trucages). Cette tentative de « spectacle total » (fille des recherches formelles de ses débuts, mais passée en contrebande à la fiction) traverse tous ses films récents, Tango ou l’exil de Gardel (1985), Le Sud (1988) et Le voyage (1991), jusqu’à ce Nuage. Avec plus ou moins de bonheur, toutefois, question de dosage, de rythme, et le risque qu’une telle tentative de construction ne vire au système, au cortège de tics empêtrant le cinéma dans ses moyens, au détriment de sa liberté propre, et de ce qu’il veut signifier.

Car Solanas ne défend pas qu’une forme, il a aussi un discours -toujours politique, si l’on veut. Et il semble tenir fermement à la coexistence des deux démarches (ce qui suffirait à le différencier de Fellini, auquel on l’a souvent comparé). Or ce n’est pas le moindre paradoxe du Nuage que de nous proposer sans doute la version la plus équilibrée, la plus réussie formellement du cinéma de Solanas, lors même que son discours y prend sans conteste le tour le plus réactionnaire qui soit. L’exil est terminé, Solanas rentré à Buenos Aires, mais les lendemains de la liberté n’ont prévisiblement pas chanté. Le monde du Nuage, c’est donc la défaite du Sud mythique portraituré dans les précédents films, c’est un pays littéralement envahi par le Nord, jusque dans son climat (tout le film se passe sous la pluie, le soleil a disparu), où tout, animaux, humains, voitures, circule à reculons (vraie idée de cinéma), à l’exception, épisodiquement, des quelques personnages principaux du film, comédiens, avocats ou journalistes qui tentent tant bien que mal de résister. Le nuage essaie donc l’éternel film de résistance, le cri de « celui qui a dit non », sur fond d’apocalypse et de faillite générale des « valeurs ». Mais Solanas n’est pas, Dieu merci, ministre de l’intérieur; il n’est pas non plus le metteur en scène de théâtre à grosse machine qui nous promet la même marchandise sur les murs du métro, ces jours-ci (curieuse collision promotionnelle), et s’il réussit son film, c’est à la lettre contre son discours, c’est à dire en le fondant tellement dans sa manière stylisée et grotesque qu’il lui fait atteindre une dimension abstraite, surdétermination désespérée de la parole, dans toutes ses dimensions, lorsque la réalité fait défaut de toute part. Le monde que nous rend Solanas n’a plus rien que sa forme. Son cinéma de même. C’est déjà ça.