Dans le nouveau film de Marco Bellocchio, il y a cette phrase qui revient comme un leitmotiv dans la bouche de plusieurs personnages : « En Italie, ce sont les morts qui commandent ». Sentence terrible, qui prend chair au cours du film quand un réalisateur gagne l’équivalent d’un César en se faisant passer pour mort, et dont l’écho résonne jusqu’à des instants plus furtifs (la statue d’un Christ en croix qui passe dans le plan comme un rappel à l’ordre). C’est à la fois le constat le plus noir qu’on puisse porter sur un pays, et une sorte de gag récurrent, bien à l’image de ce film qui oscille entre saine violence comique et désespérance clairvoyante. Soit un cinéaste, Franco Elica (Sergio Castellito), en passe d’adapter un classique de la littérature italienne, Les Fiancés. Un aristocrate ruiné lui demande de réaliser le film de mariage de sa fille, sur le point d’épouser un homme qu’elle n’aime pas. Elica tombe amoureux de la jeune femme et dès lors n’a qu’une obsession : empêcher ce mariage arrangé.

Portrait de l’artiste en « idiot » qui résisterait par tous les moyens à l’horreur grégaire qui l’entoure comme aux structures aliénantes ; Elica, c’est évidemment Bellocchio lui même, qui questionne la place et le statut de l’artiste au milieu d’un monde duquel il restera quoi qu’il arrive étranger. Surtout, il y a chez Bellocchio, depuis quelques temps, cette façon de faire prendre au réel des allures de cauchemar baroque, comme si l’Italie n’était plus qu’un vaste système de connivences sectaires et de complots rampants. Ce parti pris esthétique (quasiment tous les lieux semblent des poches étanches où se trame quelque chose d’inavouable) est en lui-même un acte de résistance. Dans un paysage audiovisuel italien tiraillé entre vulgarité criarde et platitude réaliste (ce qui est peu ou prou le cas en France aussi), entretenant l’illusion que tout est là, devant nos yeux, dans ce paysage, donc, retourner ainsi aux sources de ce jeu d’ombres, de folie souterraine et d’apparitions dont Bellocchio souligne finement la dimension potentiellement fantasmatique, est une façon de transcender toutes les petites stratégies honteuses que mettent en place les personnages, de moquer leurs lâchetés et leur vision étroite des choses.

C’est précisément ce que Moretti avait raté dans Le Caïman, dont l’esthétique était comme vérolée par l’imaginaire télévisuel le plus indigent, employant finalement le langage de l’ennemi sans jamais porter sur ce langage un regard critique, sinon en dernière instance – mais avec désinvolture, et, surtout, trop tard. La force de ce Metteur en scène de mariages, c’est précisément d’affirmer la puissance du minoritaire et du poétique (la figure de l’artiste, les visions de fantasmes, que celles-ci s’actualisent ou non dans la réalité), avec le caractère utopique que cela suppose, sachant que Bellocchio n’est pas dupe, lui qui dans le final laisse à penser qu’il y a une part d’illusoire volontarisme esthétique dans son geste (mais le fait même d’y penser est déjà une résistance en soi). La virtuosité du cinéaste à passer de la comédie ironique et grotesque à une sorte de désespoir horrifique (Samy Frey en Nosferatu aristocrate, les grandes familles italiennes comme autant de réunions de vampires bigots), achève de faire de ce Metteur en scène de mariages une oeuvre tonique, dont la dimension ouvertement paranoïaque n’entrave curieusement jamais la lucidité calme et incisive des grands sages.