Trois films, trois courts, Le Genou d’Artémide et Le Streghe, femmes entre elles de Jean-Marie Straub, adaptés de textes de Pavese, et Itinéraire de Jean Bricard, dernière réalisation du couple avant la disparition de Danièle Huillet en 2006. On avait déclaré un peu naïvement à l’occasion de Ces Rencontres avec eux, le précédent film du binôme Straub-Huillet, que probablement Jean-Marie Straub ne réaliserait plus. C’était idiot bien entendu, mea culpa, et tant mieux à la vue notamment des deux courts métrages signés en solitaire qui irradient toujours autant, même s’ils apparaissent de prime abord comme des sortes de récréations, (particulièrement Le Streghe, femmes entre elles, sans doute le plus léger et ironique des trois). A l’inverse, Le Genou d’Artémide est porté par une légère mélancolie, travaillé par la fugacité des choses, leur irrémédiable disparition pour les mortels que nous sommes.

C’est sans doute un défaut majeur de la critique que d’interpréter, depuis Sainte Beuve, les œuvres des auteurs en regard de leur biographie, mais il nous a été bien difficile de ne pas voir dans ces 26 minutes le fantôme de Danièle Huillet rôder dans ces bois de toujours. Ici Endymion y rencontre un étranger à qui il raconte qu’il a croisé la chasseresse Artémide et qu’il ne vit plus que dans l’attente de la retrouver, désormais perdu dans une rêverie de laquelle il ne peut s’éveiller. Funèbre serait un mot impropre à définir l’humeur du film, tant Straub semble porté par un idéal de vie. Il ne faut pas voir autrement le premier plan figurant l’étranger, comme en état de halte, la main ostensiblement posée sur le tronc d’un arbre puissamment enraciné dans la terre. Il y a quelque chose de vitaliste dans cette posture, une manière de nous prouver à nous spectateurs que tout est vivant dans le plan, que la nature enregistrée par la caméra est concrète, palpable, réelle. C’est la dimension matérialiste de ce cinéma, qui n’oublie jamais que les beautés du monde existent dans leur évidence même, leur être-là. D’où le sentiment que les plans sont eux aussi enracinés dans le sol, jamais flottants (on ne dira jamais assez combien dans les films des et de Straub, les cadres sont d’une grande précision), toujours inféodés à la logique du vivant et du poids des choses.

Cela ne signifie pas pour autant que l’indicible aurait déserté le plan. La fausse teinte (quand le caméraman a réglé la sensibilité de la pellicule pour le soleil et que celui-ci disparaît, et que tous les points de l’image semblent s’assombrir, les couleurs du réel s’affadir, on parle alors de fausse teinte), la fausse teinte donc, qui clôt la discussion entre les deux hommes (dans un verbe qui est toujours aussi puissant, articulé, « matériel » en ce qu’il donne l’impression que les mots pénètrent physiquement dans l’air), y est une sorte de tombée du jour, tel un voile d’éternité et de mort qui passe sur les personnages et les renvoie au sacré, au mystère des choses, et laisse soudainement planer une inquiétude diffuse, un silence du sens. Les panoramiques qui suivent, sur la forêt vide, s’ils délimitent souvent un territoire, n’enregistrent pas moins ici la disparition de l’aimée, celle qui ne reviendra plus, tandis que la nature, elle, continue de perdurer. Le Streghe, femmes entre elles, adapté d’un passage des Dialogues avec Leuco de Pavese, raconte aussi l’impossible partage de la déesse Circé avec Ulysse le mortel, entre le haut et le bas (comprendre : entre les classes sociales), entre le sentiment d’immortalité et celui du vivant. Entre les lignes, on peut y lire bien sûr l’amour du vivant, le fait que la conscience de la fin entraîne les hommes sur la pente de l’amour et du beau, et plus que tout sur le caractère précieux de toutes choses ici-bas (il aime un chien, s’étonne l’une des deux déesses). Sans doute Straub y est-il moins impliqué que dans Le Genou d’Artémide (dans lequel on n’est pas près d’oublier le dos d’Endymion, filmé de trois-quart, tout entier porté à résister), plus frontal, les Dieux ayant sans doute moins la faiblesse de croire à la terre et aux arbres qui les entourent et de ce fait semblent moins s’inscrire dans le territoire.

Entre ces deux films, Itinéraire de Jean Bricard revient sur le parcours d’un prêtre résistant. Dans ce film magnifique, on fait d’abord, par deux fois, le tour d’une île au bord de la Loire. Longs trajets filmés en noir et blanc, « vides », silencieux, simplement rythmés par le bruit du bateau à moteur occupant la première moitié du film. Les Straub filment chaque élément « pur », dissociant le texte de l’image, comme pour mieux nous faire écouter et voir l’un et l’autre, de la même manière que Le Genou d’Artémide attendait la fin du Chant de la terre de Gustav Malher pour commencer. Par deux fois, donc, avant que nous abordions l’île, pour définir un territoire, le circonscrire, en montrer physiquement les proportions à échelle humaine (la durée du parcours en bateau faisant office de mètre-étalon). Là encore les cinéastes (ils étaient encore deux alors) n’ont pas leur pareil pour enregistrer la dimension matérielle des choses même quand celles-ci sont entourées de multiples disparitions : celle du prêtre, dont on n’aura que quelques fragments de voix, celle du paysage dont l’image enregistre l’absence, la transformation, les indications donnée par la voix-off ne correspondant plus à ce que nous voyons à l’image, le travail du temps ayant fait son œuvre – le progrès, la pollution, l’industrialisation – ou comment les traces des événements et lieux du passé irrémédiablement sont voués à disparaître et à n’être plus que des signes (la plaque commémorative qui nous raconte succinctement et avec certaines inexactitudes le déroulé des faits).