On sait par quel chemin caillouteux passe l’oeuvre -importante- d’Alain Cavalier. Chemin semé d’embûches (les démêlés avec la censure à propos de L’Insoumis et du Combat dans l’île) et de surprises (le phénoménal succès de Thérèse). De retraits aussi, à plusieurs titres. Retrait du métier de filmeur lorsqu’il décide de faire une pause au milieu des années 70 ; retrait plus profond dans un au-delà de l’ascèse dont il n’est jamais vraiment revenu (à partir de Ce répondeur ne prend pas de message en 1979) ; retrait plus technique, ou plus stratégique, vers l’usage exclusif de la vidéo et l’abandon de la fiction. En somme un parcours vers la pauvreté et le dénuement, ponctué d’étapes clés, le sidérant Libera me ou le très beau Vies. Le Filmeur, sa dernière entreprise, semble venir couronner cette démarche volontiers radicale. Il s’agit très simplement du journal intime du cinéaste, tenu en images depuis 1994. Les diaristes (Mekas, Lehman, Morder) ont l’habitude de montrer leur journal par tranches, sortes de rendez-vous régulier avec eux. Cavalier quant à lui n’avait jamais réellement pratiqué l’exercice pur et dur du journal, et si Le Filmeur s’inscrit dans un parcours autobiographique déjà long, c’est en s’ajoutant à des projets plus singuliers, tels Ce répondeur… (il s’y montrait la tête entourée de bandelettes, après un deuil) ou La Rencontre. Cette compilation est marquée par plusieurs événements intimes douloureux, la mort de ses parents, un cancer de la peau récalcitrant qui a nécessité plusieurs interventions chirurgicales et causé des ravages sur le visage de Cavalier. Voilà.

Voilà, c’est parti, on déroule : le cinéma et la vie, le cinéma et la mort, la mort au travail, la vie aussi. Le cinéma comme art de cruauté. Il y a le monde, il y a le cinéma, il y a soi entre les deux, ouais. De la chair, de la mort et de la vie, du vrai, du pas-truqué, du tout ce que vous voulez, servez-vous. Le Filmeur, c’est ça, l’honneur rétabli du cinéma-qui-enregistre, le regard, la vérité nue, la sainte réalité : les parents, qui agonise sous l’objectif ; les corps, qui vieillissent ou s’abîment sous le même objectif. Le filmeur, seul avec son oeil dans la main, face au monde qui va et vient et fout le camp et brille. Qui filme tout, qui n’a pas peur, ou alors un peu, qui prend le plus grand des risques. Une leçon, au fond. Et voilà précisément ce qui nous irrite ici, cette posture cuite et recuite, cette leçon de cinéma et d’évidences. La certitude d’être du bon côté de l’art, que l’art en général et le cinéma en particulier c’est ça, cette pauvreté de moyens, cette intimité, cette compagnie de la mort -le reste est foutaise. Au fond, on en veut moins au projet de Cavalier lui-même qu’au type de commentaire univoque et ratatiné qu’il convoque nécessairement. Le Filmeur fait la pub d’une idée de l’art toute faite, intouchable. Ne reste qu’à paraphraser le film, se féliciter d’être du même côté de lui, d’être en bonne entente avec lui. Tout est dit, circulez. Pitié, oui, circulons. Pensons un instant aux films de Johan van der Keuken, à Vacances prolongées : quelle ouverture, quel soleil, quelle joie. Quelle vraie leçon, leçon de maître.