Au fil des ans, la carrière de M. Night Shyamalan semble prendre une tournure chaque fois plus étrange. Après deux essais peu mémorables, il fut immédiatement consacré petit génie avec Sixième sens, Incassable ou Signes, avant de dégringoler tout à la fois dans le landernau critique et au sein même de sa base de fans – en gros, à partir de La Jeune fille de l’eau. C’est peu dire que ce Dernier maître de l’air risque de ne réconcilier le cinéaste ni avec les uns ni avec les autres. La critique américaine qui l’agonit d’injures depuis Phénomènes s’en est d’ailleurs donnée à cœur joie avec son dernier opus en le massacrant sans vergogne, s’obstinant à ne voir que la surface (des histoires un peu nunuches), ignorant au passage la beauté de la mise en scène et la dimension cachée de ces récits. Ici, Aang, un petit bonze ayant refusé son destin (être l’avatar d’une émanation divine, capable de maîtriser les quatre éléments) revient une centaine d’années après que ses frères bouddhistes ont été massacrés par la nation de feu, laquelle veut prendre le pouvoir sur terre. Aidé par des jeunes gens de la nation de l’eau, il va tenter de déjouer les terribles plans de la nation de feu et affronter sa destinée.

Et il est vrai que les derniers Shyamalan n’ont pas l’évidence plastique et la tenue formelle de ses premiers succès (la direction d’acteur de ses deux derniers films n’est pas toujours au point, et ce Dernier maître de l’air frise parfois la pochade Z), mais en retour ils sont aussi plus libres, moins guindés, et il est probable que le cinéaste se tient aujourd’hui dans une phase de transition qui augure du meilleur pour le futur. Le Dernier maître de l’air est peut-être moins personnel que d’autres, Shyamalan renonçant à la part de secret et de bricolage qui a toujours été sa marque de fabrique. Sa façon de raréfier les effets spéciaux, de les rendre parfaitement invisibles, d’insister sur la construction méthodique d’une dramaturgie de l’attente, s’est muée ici en une démonstration d’effets visibles. Et pour cause, c’est la première fois que les « personnages » numériques (eau, vent, feu, glace, mais aussi le décor virtuel) s’imposent de manière aussi tonitruante dans le cadre, loin de cette appétence pour le vide, l’absence, la lente montée de la révélation – le corps des extraterrestres n’apparaissant de manière évidente qu’à la toute fin de Signes, par exemple.

C’est ainsi qu’il fallait voir ces fameux « twists » conclusifs, comme une façon de conserver pour soi un secret le plus longtemps possible, afin de garder le spectateur captif d’une sorte de stase narrative. Ici au contraire, ce récit d’apprentissage ne fait mystère de rien, ne livre aucune révélation d’importance, et apparait plutôt comme une histoire limpide, une eau claire aussi candide que l’enfance. Le héros est l’élu, cela nous le savons d’emblée. Il n’y a donc rien à découvrir, il s’agit seulement de voir comment cet état de fait va être vécu par le jeune héros. Car sous ses dehors de fiction naïve et formatée pour le jeune public, Le Dernier maître de l’air est un beau film tragique sur l’enfance volée et le mal que les adultes font subir à leur progéniture. Les héros ici, sont ces enfants qui doivent porter la destinée du monde sur leurs frêles épaules, parfois même assumer la responsabilité d’événements tragiques. Il y a quelque chose de presque dérangeant, contre nature, à les voir ainsi forcés d’agir et penser comme des adultes.

Sans doute le passage du dessin au live (le film est l’adaptation d’une série animée culte), du celluloïd aux êtres de chair, est-il pour beaucoup dans cet inconfort qu’il y a à voir des enfants obligés de singer les adultes pour survivre (car alors ce qu’on voit, ce sont de « vrais » enfants). Le cinéma américain a souvent filmé des enfants jamais loin d’être adultes, mais on a rarement eu comme ici le sentiment d’être si loin de l’enfance (à part peut-être dans certains Spielberg). Il faut voir cette image terrible, à la toute fin, où Aang accepte la demande qui lui est faite par les peuples réunis d’être leur leader, mais avec la conscience qu’il s’agit là d’une malédiction. Shyamalan prend soin de montrer le regard accablé du petit, quelques secondes seulement, avant que son corps ne mette en mouvement les signes de la victoire. La relative maladresse du jeu, le caractère un peu falot de certains personnages, renforcent d’autant l’impression d’une histoire démesurée, trop grande pour eux. La fragilité du film, sa beauté un peu malhabile et presque surannée, tiennent en partie à ce décalage entre ces destinées, les gigantesques décors où elles se déroulent (beauté des paysages réels de la première séquence, qui évoquent Les Dents du Diable de Nicholas Ray), et l’inachèvement de ces corps novices.

Une des images les plus saisissantes, de ce point de vue, reste probablement celle qui voit le héros créer, par la seule force de sa pensée, une vague immense sur la mer, opposant l’effrayante immensité de la nature à sa petitesse physique. Tout, dans la mise en scène de Shyamalan, tend à nous livrer l’illustration de ce clivage. La disparition de l’enfance – sur un mode apparemment plus candide, impossible de ne pas songer aux enfants soldats des guerres qui parsèment le monde – y est tout autant une splendide maîtrise de soi qu’un terrible échec de l’humain.