Précisons tout de suite : il y a, disons aux trois-quarts du film, une longue séquence où l’on voit Joseph sur un banc, et c’est tout. Ca doit durer une bonne dizaine de minutes et c’est épouvantablement chiant, pas seulement parce que le film à ce moment-là se tourne les pouces et nous endort grave, mais surtout parce que cette hémorragie ressemble à une coquetterie d’artiste un peu ringarde (la durée qui dure) qui pourra faire croire que le Catalan Albert Serra nage dans les eaux croupies du film d’art. Or il n’en est rien, donc percevons ce long bout de pellicule pour ce qu’il est : une erreur, un trébuchement. Parce que Le Chant des oiseaux vaut bien plus que ça, et ne mérite pas d’être enfermé dans pareille étiquette. Il vaut au moins, et d’abord, comme une confirmation : la découverte éblouie, il y a deux ans, de Honor de cavalleria, rêverie campagnarde et drôle autour de Don Quichotte, où le squelettique hidalgo était incarné par un prof de tennis à la retraite, et Sancho par un maçon rondouillard, le tout – sacrilège – en catalan. On retrouve ici ces deux acteurs surnaturels, et le père du second nommé, tous trois incarnant les rois mages, en route vers l’enfant Jésus.

Le Chant des oiseaux est une déambulation parmi un paysage primitif, arraché en Islande, en France, aux Canaries et non à une planète inconnue comme toute une géologie mystérieuse de rochers, collines, dunes et plaques de sels pourrait nous le faire croire. Les rois mages y sont des hurluberlus sublimes, écrasés sous une lumière sublime dans ces paysages arbitraires et primitifs, privés du désordre de la civilisation, offerts à celui du montage, puisque Serra y pousse à fond une logique de faux-raccords à la manière de la séquence fantastique du Sherlock Jr de Keaton. Que font-ils, nos bons rois ? Ils avancent, et se trouvent face à des obstacles, prétexte à de longues palabres comiques. Devant l’abrupte colline : « on y va ou on y va pas ? Si on y va, on y va, si on n’y va pas, hé bien on n’y va pas » ; emmêlés dans de secs buissons : de longues minutes de burlesque où les souverains se tortillent, s’entassent, serrés les uns contre les autres, ronchonnant contre un confort qu’ils ne trouvent pas, un sommeil impossible, alors qu’ils ont l’univers entier, vide, pour se caser. Ce comique onirique tient à la méthode singulière du farfelu Serra : à ces acteurs, qui n’ont pas de scénario en main, il balance en guise de dialogues des ordres incongrues, le long de prises souvent interminables.

Le Chant des oiseaux se frotte sans y toucher à l’iconographie religieuse, tendance médiévale. Film ni sacré, ni profane, mais un peu les deux (voyez le tour de force), il professe un art pauvre qui pourrait atteindre le mystique – surtout lors de la rencontre finale, soufflante et bouleversante, entre les rois et le divin enfant – sans jamais s’y couler, plutôt posté à un écart insaisissable, indéfinissable, quelque part parmi les oiseaux. A la manière d’un retable magnétique et rudimentaire, il clame un cinéma de l’origine, d’avant le cinéma, qui serait aussi, un futur possible des images : fantaisiste et tellurique, mystique sans mystique, le film de Serra fait traverser à ses rois géants et empotés le tout premier matin du monde.