Avec ce Laissez-passer, Bertrand Tavernier tend (presque) toutes les verges pour se faire battre : son sujet, doublement périlleux (la France sous l’Occupation et, à l’intérieur de cette sombre histoire, le comportement du cinéma français sous tutelle allemande) est susceptible de tant de débats et polémiques -parmi lesquelles la « guerre civile » de la critique n’est pas la moins intéressante*– qu’on aurait presque envie de se retirer sur la pointe des pieds et de laisser mourir les interminables fausses querelles. Presque envie seulement.

En effet, ce n’est pas parce que le fond du film fait son intimidant qu’il faut se priver d’en signaler la forme plate et sans inventions. On s’ennuie souvent devant cette fresque de presque trois heures et cela a peu à voir avec son sujet. La romance sur fond historique, quelque soit son thème, est un genre qui décourage vite le spectateur s’il n’est pas porté par un souffle, une tension qui habite l’intrigue. Voilà le premier défaut du film de Tavernier : tout enthousiaste à raconter son histoire -plutôt digne d’intérêt- il oublie la façon et devient peu à peu l’interminable anecdote de table prenant les convives en otage, sans s’occuper de l’écoute alentours. On a tous un vieil oncle, intarissable sur son expérience, duquel il a fallu un soir se dépêtrer en inventant un faux prétexte. Ce qu’on lui reproche, ce n’est pas ce qu’il raconte (même si sa mémoire flanche souvent à son avantage) mais plutôt sa manière un peu inquisitoriale de nous le dire avec, toujours, cet argument aussi massue qu’imparable : « je peux le dire, j’y étais ». A cette sacro-sainte expérience, qui sert de source au film et qui semble justifier tout ce qu’il montre, Tavernier ajoute, pour raconter son histoire, un supplément de coeur devant lequel il faudrait être bien inhumain pour ne pas succomber.

Le problème est que, soumise au double commandement du vécu et du cœur, la teneur du propos en vient à être proportionnellement inverse à l’épaisseur de sa matière ; pour résumer : beaucoup de bruit pour rien. Ce que dit le film sur ses personnages et sur la période pendant laquelle ils ont vécu est moins douteux qu’indigent : quelle leçon à tirer du monotone parcours de Jean Aurenche en 1943 ? Que, dans le trouble et l’horreur morale de l’Occupation, il était douloureux de vivre bien son « statut d’homme de plume » sain et sauf ? D’autres aussi étaient poètes, qui l’ont vécu plus mal encore, Desnos par exemple ou Max Jacob, mort à Drancy. Quant à l’extraordinaire histoire de Jean Devaivre, plus précisément l’épisode biographique raconté dans le film, sa double-vie de résistant et d’assistant metteur en scène, (avant son engagement définitif dans un maquis de Saône-et-Loire), Tavernier l’entoure de tant de rocambolesque qu’elle finit presque par faire de Devaivre, un héros « malgré lui », un résistant drôlissime « perdu dans l’histoire » comme si le courage, sous l’Occupation, n’était affaire que de hasard heureux et d’énergie débordante. Or, la résistance -à commencer sans doute par celle du véritable Jean Devaivre- a aussi été un acte « conscient », entrepris en connaissance de cause et pas uniquement un engagement burlesque à vocation comique pour les reconstitutions futures.

On sait que la ligne de partage entre les uns (ceux qui doutent seulement) et les autres (ceux qui luttent vraiment) pendant l’Occupation est une interrogation historiographique sans fin ; mais refusant de la tracer par humanisme, Tavernier finit par l’inscrire en creux de sa fiction et à la brouiller même, peut-être à son insu. En restant fidèle à la dimension humaine de son histoire, Tavernier en gomme presque les données idéologiques les plus évidentes (les « deux France » n’est-ce qu’un mythe ?). Bien sûr, plusieurs scènes rappellent ces données : Michel Simon refusant de jouer devant les Allemands, l’allusion au sort d’Harry Baur et à celui du beau-frère de Devaivre, la colère de Jeanson face à un antisémite notoire, le bus plein de Juifs arrêtés, etc. Mais Tavernier nous avait habitué (dans La Guerre sans nom par exemple) à être un « animal politique » plus engagé, à affirmer l’évidence avec moins de fla-fla. Le regret est peut-être qu’il n’ait pas réalisé un documentaire sur un tel sujet. Marcel Ophuls, co-réalisateur de l’indispensable Chagrin et la pitié, aurait été un bon compagnon d’armes. Mais, sans les oripeaux du romanesque sépia, une telle entreprise est-elle possible en France ?

* A ce sujet, il faut relire toutes affaires cessantes « Le Deuil du deuil », texte que Serge Daney consacra à « Uranus » de Claude Berri et qui lui valut un procès. On lira aussi la leçon que le critique tira de cette affaire ; on trouve le tout dans « Devant la recrudescence des vols de sac à main » (Aléas, 1991)