Le titre est trompeur, mais à moitié seulement. Où est le ranch ? De quelle espèce y fait-on l’élevage ? C’est sûr, on est loin de la pastorale à quoi ce titre étrange semble inviter. Le ranch est parisien, c’est un appartement situé du côté du Pont Neuf et ainsi baptisé par ses locataires, de gloussantes étudiantes dont l’emploi du temps se partage entre bitures, gueule de bois, et lamentations parce que Cricri, ce salaud, ne rappelle pas Lola qui en est pourtant à son huitième texto. En même temps, la piste du documentaire animalier est à considérer : dans ce ranch qui serait plutôt une volière, il s’agit bien de faire l’étude d’une espèce, la jeune fille, dont Pam, Manon, Lola, sont les vigoureux et bruyants spécimens.

La Vie au ranch est une excellente surprise à plusieurs titres. D’abord, c’est un premier film français, et dans ce cadre sa qualité détonne d’autant plus qu’il ne s’est pas choisi, a priori, un terrain neuf, original : filmant la jeunesse, il s’aligne sur le gros de ses prédécesseurs. Mais il est autrement plus inspiré. Inspiré par quoi ? Par la jeunesse de sa réalisatrice, qui a la trentaine et rejoue ici ses vingt après avoir puisé dans son adolescence pour ses précédents courts métrages. Ce premier long est ainsi la continuation logique d’une série, une sorte d’observatoire de la jeunesse française qui progresse par tranche d’âge : hier le collège (Manue bolonaise) puis le lycée (Roc et canyon), aujourd’hui Pam, Manon, Lola et les autres, qui font de vagues études dont le film ne dit à peu près rien, pas plus qu’il ne montre les parents, puisque jamais il ne quitte le manège amical où sa jeunesse s’étourdit en bande. Pour autant, aucun de ces films ne semble donner véritablement dans le récit autobiographique : de ces souvenirs repêchés dans des journaux intimes ou divers enregistrement qu’elle fit à l’époque, Letourneur extrait simplement un cadre où ausculter la jeunesse sans autre dramaturgie que celle, infra-ordinaire, du pur présent des amitiés de jeunesse. Soit, ici : lendemains de fête avachis, glandouille en terrasse, pronostics sans fin des stratégies amoureuses – je l’appelle ou j’attends qu’il appelle ? Ça ne veut pas dire que le film est sans enjeux. Au contraire, il dit des choses très justes sur cet âge-là, sur l’instinct grégaire qui pousse, avant le saut dans l’âge adulte, à s’oublier en groupe. Simplement ce sont des enjeux qui ne s’expriment que dans la somme de ces piaillements sans véritable objet, dans l’énergie dérisoire dépensée par les filles pour ne parler de rien.

Cette quotidienneté, le film la reconstruit sous une forme hyperréaliste qui l’installe sur un terrain étonnant, entre le film de copines (on rit, on pleure, on braille sur du Julien Clerc) et la percée ethnographique (le film vaut aussi comme document sur une jeunesse parisienne plutôt bien née, élevée du côté de l’Ecole alsacienne). Pour cela, Letourneur a procédé d’une étonnante manière, faussement improvisée, faussement documentaire. Le groupe que le film met en scène est un groupe authentique (déniché dans une boite de nuit parisienne), auquel Letourneur a demandé d’abord d’improviser à partir d’un canevas de scènes inspirées par ses souvenirs. Puis, enregistrant, au son seulement, ces séances d’improvisation, elle en a tiré le scénario du film, rejoué finalement à la virgule près par le groupe. Le dispositif était casse-gueule et fonctionne à merveille parce qu’il permet à Letourneur de saisir quelque chose de la jeunesse en bande depuis une dimension essentiellement musicale, une pure affaire de bruit – le film entier baigne dans une totale cacophonie. Les conversations, les sujets, s’empilent et, se chevauchant, font le portrait sonore de ce groupe dont Letourneur dit qu’elle devait le mettre en scène comme un « gros animal » (lire notre interview). Rares sont les cinéastes qui, chez nous, s’aventurent ainsi à traiter la parole autrement que comme une pente où faire couler leur scénario. Letourneur l’appréhende elle comme un gros bloc de glaise, travaillé avec une finesse qui se laisse facilement deviner sous la brutalité apparente du film. C’est un peu épuisant pour les oreilles, mais surtout c’est, pour un premier film, assez remarquable.