Réalisé en 1960, La Servante s’immisce dans l’intérieur nouveau bourgeois d’une famille sud-coréenne. Sous son vernis social et moral, la maisonnée se révèle complètement folle, dissimulant à peine les torrents de fiel qui la noient littéralement de l’intérieur. Le film, tout suintant de sexe et de poison, ressort aujourd’hui dans une copie restaurée par la World Cinema Foundation de Martin Scorsese. On connaissait le remake de 2010 par Im Sang-soo, on savait aussi ce que le cinéma sud-coréen avait d’enragé, d’ironique, d’ultraviolent (Park Chan-wook, Kim Jee-woon, Bong Joon-ho). La Servante serait le foyer principal de tout cela ; c’est aussi la redécouverte d’une œuvre digne des plus beaux films subversifs de l’époque, et précurseur de ceux à venir. Quelque chose de sexuel comme un Buñuel, d’insurgé comme un Pasolini, de grinçant comme un Chabrol, de terrifiant comme un Nakata.

Le couple est marié, il vient d’emménager avec ses enfants dans un nouveau logement plus grand que le précédent. Pour soulager sa femme des travaux ménagers, l’homme engage une servante qui à l’image de Terence Stamp dans Théorème, va faire exploser la cellule familiale. Le film frappe d’abord par son mélange de nihilisme absolu et d’humour latent. Ensuite par la concision de son script, épuré, Kim Ki-young s’attachant surtout à de simples questions de troubles, de séductions, de tensions psychologiques et de rapports de force. Film de mise en scène, donc, où chaque travelling, chaque cadrage semble en secrète osmose avec l’humeur, la bile, la vague intention scélérate des personnages qui paraissent à l’écran. Dès le départ, bien avant l’arrivée de la servante, la cruauté est partout : entre les deux petits enfants, entre les deux époux, entre les enfants et les époux, personne ne s’aime, on s’espionne, se moque, se monte les uns contre les autres mais avec une candeur, une ingénuité glaçantes.

Ce que Ki-young filme admirablement, c’est la circulation du mal, comment ce mal se projette, s’incarne, se désincarne (jusque dans les objets, le piano surtout, catalyseur du désir, espèce d’organe sexuel extérieur et inanimé, sur lequel les jeunes élèves s’amusent à plaquer des accords, regard en coin), comment la faute retombe toujours sur celui qui croyait en être préservé, fût-il un enfant (voir la petite infirme, victime idéale sur le principe, mais aussi mauvaise que les autres). Jeu de renversements qui se double d’un autre, social et politique : la servante intervient a priori comme l’incarnation idéale des bas instincts, à cadrer, soumettre, contrôler. Or c’est l’idée même de l’a priori social que Kim Ki-young bat en brèche : comme chez Pasolini, très vite le mal se transpose, fait tout le tour de la maison, met un pied là et là, saute de tête en tête, revient à elle, repart, et dans ce va-et-vient la fonction même de servante et de maître s’égare totalement. La plus forte à ce jeu-là c’est la plus pauvre, c’est la servante, parce qu’elle n’a rien à perdre, elle s’en fiche d’être coupable – jusqu’à l’ultime séquence, anarchiste, explosive – un vrai chaos – où la bonne elle-même se fera servir par la patronne. La patronne, une bourgeoise donc, mais pas tout à fait encore (la maison reste modeste, elle est pleine de rats) ; car il y a aussi, avec tout ça, un flottement entre ce que les personnages voudraient être et ce qu’ils ne sont pas encore, par lequel La Servante atteint une force pathétique vraiment impressionnante. La grande exhumation de l’été.