Si on remonte à la source, il y a la sapience. Telle est la révélation cryptée qui frappe Alexandre Schmid (Fabrizio Rongione) à la fin de La Sapienza, et qu’il livre à sa femme. Acquis à ce constat, Eugène Green remonte à la source des motifs qui traversent tous ses films, opposant très nettement un monde immortel (celui des arts et de la beauté, qui est aussi celui de la sagesse) au monde contemporain (infatigable et démagogique machine à créer de la laideur). Autant dire que Green retrouve ici, sans détours, sa veine satirique volontiers réactionnaire.

Remonter à la source, c’est aussi ce que fait l’architecte parisien du film en partant pour Rome, sur les traces de Borromini, son père spirituel et sujet inépuisable d’inspiration. A Paris, où il se heurte aux diktats stupides de commanditaires bureaucrates, on devine que son art étouffe, et le voyage en Italie a plusieurs buts: à la fois retrouver le pays où il a appris les fondements de l’architecture et se rapprocher de sa femme. Sur la rive du Lac Majeur à Stresa, le couple fait la connaissance d’un autre couple beaucoup plus jeune, formé par un frère et une sœur. Le jeune homme entame des études d’architecture ; la sœur, créature diaphane, redoute jusqu’à la syncope leur séparation. Se déploie dès lors une belle et classique dialectique de l’apprentissage entre les deux couples, selon laquelle transmettre (comme le fait Alexandre avec le jeune homme en lui montrant l’œuvre de Borromini), c’est apprendre soi-même.

Mais La Sapienza est surtout l’occasion pour le cinéaste d’explorer les voies de passage entre architecture et cinéma. A mesure qu’Alexandre et son disciple établissent que l’architecture consiste à créer des espaces pour accueillir la lumière et les fantômes qui cherchent la paix, leur découverte s’étend au film. Dépassant ce postulat très théorique, La Sapienza suit des personnages qui cherchent l’espace d’un deuil serein, parce qu’ils sont tous hantés par une disparition (un enfant, un père, un ami). « Le Bernin, c’est moi », avoue Alexandre comme pris d’une bouffée de métempsycose, faisait ainsi confession de sa condition de fantôme.

Selon la pensée baroque qui guide le film comme les précédents, l’art et la vie ne font qu’un – ou plutôt : l’art rend la vie acceptable, lui donne un lieu où s’abriter. Green est un humaniste à l’ancienne, un des rares veilleurs des beaux arts, qui garde à cœur de de défendre dans son cinéma la vertu des humanités. Au gré des visites d’églises, il montre l’architecture baroque scrupuleusement, épousant son mouvement propre (qui doit mener le regard du spectateur vers Dieu) par de systématiques panoramiques ascensionnels. Cela n’a rien d’un caprice : c’est le cœur d’une ambition toute pédagogique qui est elle-même centrale dans le programme d’esthète modernophobe de Green. Et il ne s’invite pas pour rien dans son propre film sous les traits d’un Chaldéen aux pouvoirs divinatoires : l’artiste est, selon sa conception, un Prométhée qui s’empare du divin pour l’émancipation des hommes. Son bressonisme un peu guindé (cette diction très particulière qu’il impose au français pour révéler ses coulisses phonétiques) participe au même titre de ce programme éclairé. Pour autant Green n’enferme pas ses personnages dans des corsets de bonnes manières : son humour allège chaque réplique, révélant la part ludique de ce protocole. Et sur leurs visages qui ressemblent à des masques, le moindre sourire, la moindre émotion en vaut mille.

La Sapienza s’apparente donc à une profession de foi, reposant sur un credo esthétique et éthique. Il faut dire à ce sujet combien Green propose une image de la jeunesse absolument lavée des clichés qui inondent d’ordinaire le cinéma français. À cette jeunesse il confie, à travers un récit de transmission des savoirs et des sentiments, une tâche aussi ambitieuse  qu’optimiste : récupérer le flambeau des humanités en perdition. Programme utopique qui crée de nouveaux lieux de rencontre entre le passé et l’avenir, idéalement résumé par le dernier plan du film où les jeunes frère et sœur, embarqués sur le lac, paraissent mettre le cap vers Cythère.