Automatisme typiquement français, que celui qui consiste à s’engager dans le monde des pauvres en mettant sans cesse à distance le romanesque, la fiction, l’intrigue. Quand l’Amérique fait souffler les vents de la mythologie sur toutes les couches de sa population, le cinéma français à tendance sociale se contente souvent de chauffer à blanc le réel pour l’imprimer tel quel — “comme si on y était”, “plus vrai que ça tu meurs”. De ce point de vue, La Loi du marché est un cas d’école : le film se veut une plongée immersive dans le quotidien précaire et tranquillement humiliant des petites gens, brossée en une litanie de sketches que viennent relier une seule idée de mise en scène (une séquence : un axe de caméra) et un seul fil conducteur (Vincent Lindon).

Vincent Lindon, parlons-en. On le découvre à Pôle emploi, en train de discuter avec un conseiller de sa situation (licencié pour restructuration, il accumule vainement les formations depuis des mois). On sait ce que représente Vincent Lindon pour le cinéma français : l’homme du peuple, le mâle discret mais viril. Ici, il porte une moustache mais pas de maquillage, et il donne la réplique à des quidams piochés dans le vrai monde — hôtesse de caisse, agents de sécurité, etc. Le problème de Vincent Lindon est le même que celui de Stéphane Brizé : les deux cherchent avant tout à se fondre dans la masse (du peuple), en jouant la carte de la justesse et de l’immobilisme, acteur et metteur en scène undercover, rejouant la galère prolétarienne avec force sobriété.

L’avantage de cette posture, c’est un certain effet de crédibilité — comme on parlerait d’une effet de réel. Pendant 1h30, on s’y croirait effectivement — souci du détail, exactitude du ton, sensibles un peu partout : dans la cruauté raisonnable d’un entretien d’embauche, ou dans les remarques irritantes d’un acheteur pour faire baisser le prix d’un mobil-home. Sauf que ce travail de reconstitution hyperréaliste a un revers : c’est l’impudeur du réel, quand on le présente sous une nudité aussi peu romanesque. Ébloui comme face au soleil, le spectateur se retrouve obligé de baisser les yeux, interdit du moindre commentaire. À quoi bon contester le réel ?

Le second problème est qu’en se livrant à pareil simulacre anthropologique, Brizé se fait dans le même geste représentant d’un cinéma insensible et paresseux, réduisant la vie d’un prolo à une suite d’humiliations et l’actorat à une simulation d’embarras (aucun personnage dans le film, uniquement des “cas”, des “comportements”). Si prise indépendamment, chaque scène a un intérêt pour ce qu’elle illustre du monde du travail (relativisons : un intérêt, oui, mais surtout pour un DRH, à qui ironiquement cet exposé in vivo est destiné), leur juxtaposition n’initie aucune autre dynamique sinon celle d’une succession mécanique, à la façon d’une mauvaise compilation musicale. Ce best of de la misère silencieuse aurait beau durer 10 heures, tout serait déjà acquis au bout de 10 minutes — par son dispositif immuable (acculer un personnage, mettre en épingle une situation de gêne) autant que par son titre ronflant.

Sachant que sur le sujet (la broyeuse néo-libérale, ce grand mal à l’intransitif dont on serait tous, à des degrés divers, à la fois victime et complice), La Loi du marché ne dit rien de bête, rien de faux, mais rien d’intelligent non plus. Il s’essaie quand même à un peu de dialectique : dans la dernière partie du film, Vincent Lindon devient vigile dans un supermarché ; et donc, par un subtil renversement hiérarchique, le bourreau des petits resquilleurs. N’en pouvant plus d’être du mauvais côté de la barrière, il s’en ira, sans un mot et sans demander son reste, au fond d’un parking où l’attend peut-être un autre rôle d’homme de la rue. Acte de dignité de la part de cet irréprochable Monsieur Tout-le-monde, qui tend surtout à masquer l’entreprise de désertion terrible à quoi se réduit le film. C’est qu’en se contentant de traverser le réel sans rien faire tomber par terre, le couple Brizé-Lindon prolonge sans s’en rendre compte l’humiliation perpétuelle de ses cobayes, à qui la vie interdit chaque jour d’imprimer le monde de leur empreinte. Misère de ce béhaviorisme de laboratoire, qui se rêve peut-être en ersatz dardennien mais ne vaut guère plus qu’un épisode sinistre de Caméra Café.