Une bonne part des personnages garreliens sont des spectres. A côté d’eux demeurent les vivants, inaptes à se défaire de l’emprise des morts, et par là même réduits à l’inaction. La dernière fois, c’était Louis Garrel dans Les Amants réguliers, que deux spectres finissaient par tuer – Mai 68 et une jeune femme qui s’évaporait peu à peu de sa vie. Avec La Frontière de l’aube, pour la première fois, le spectre est vivant, et, comme dans un film fantastique, il revient pour engloutir le héros. Le fantôme c’est Laura Smet (au visage peu mobile, monolithe taillé dans le marbre qui fait à la fois l’étrangeté et la limite de son jeu), une actrice du nom de Carole, qui au premier tiers du film se tue, non sans avoir au préalable noué une intense relation amoureuse avec François (Louis Garrel). Débarque une nouvelle femme (Eve, jouée par Clémentine Poidatz), plus concrète, qui sort un temps François de l’abîme. Mais aussi morte soit-elle, Carole est toujours là, guettant derrière le miroir, investissant les rêves.

Pour nous conter cette histoire, le cinéaste revient avec un noir et blanc d’outre-tombe (d’outre-années 70) comme si la figure qui l’inspire (Jean Seberg), s’était définitivement arrêtée dans le temps (Les Hautes solitudes du même Garrel, véritable « document » sur le visage de l’actrice), n’avait d’existence que cette image figée pour toujours, spectrale, immatérielle et pourtant capable des injonctions les plus impérieuses (« rejoins-moi » dit-elle). On a beaucoup entendu à Cannes, où La Frontière de l’aube fut très mal reçu, que le film était passéiste, qu’il vivait dans un rêve d’antan, dans une posture aussi morbide qu’anachronique. C’est ne rien comprendre au film, ne pas voir que depuis son autisme, Garrel questionne le réel, ce qui devrait être (les idéaux perdus), ce qui a été. Il ne fait aucun doute que parmi les films cannois, le film est aussi politique, sinon plus, que d’autres qui s’affichent comme tels (Gomorra, Entre les murs pour ne citer qu’eux). Une manière de politique elle-même spectrale, portée non par un idéal vitaliste mais profondément marquée par l’échec, le renoncement, le KO de personnages battus à plate couture.

Rien de larmoyant ici, pourtant, plutôt une dureté, une méchanceté même dans sa manière de faire mourir la jeunesse (Louis Garrel comme héritier de son père) qui est, à l’instar de ce noir et blanc d’outre-tombe (plutôt que passéiste) une façon de résister, de freiner des quatre fers devant une époque jugée irrecevable. On aurait tôt fait alors de classer Garrel parmi les réacs, ce qui serait un tort. Car derrière la tristesse du film, sa profonde neurasthénie, sommeille une rage à la fois naïve et lucide qui voudrait réveiller le spectateur, comme en témoigne la violence de la conclusion du film qui, d’une manière ou d’une autre, nous force à questionner nos propres (dés)engagements.