Dans la communauté des Yéniches, voyageurs arrêtés sous le soleil de Picardie, on ne vole pas des poules mais des BMW. Sauf qu’une fois ramenés entre les caravanes, ces bolides rutilants deviennent autant de pommes de discorde : quand on est jeune, insouciant, on ne peut pas s’empêcher de faire le tour du camp à toute vitesse, ce qui énerve les vieux, qui ont peur des accidents et des désordres. La BM du Seigneur commence avec le récit brillant d’une communauté en crise qui désigne un jeune chien fou comme bouc-émissaire. Après vingt minutes, un duel très bien mis en scène résout provisoirement la crise – la suite du film raconte précisément le refus de cet ordre provisoire instauré par la violence, c’est-à-dire la conversion au christianisme d’un des hommes forts de la communauté. Un ange apparu dans la nuit avec de faux airs d’avion à l’atterrissage lui laisse son Labrador et un message énigmatique. Mais les voies de la rédemption sont fort embouteillées (l’alcool, l’habitude des larcins, le désespoir brut de devoir habiter un no man’s land) : notre héros réussira-t-il à se tourner vers le Seigneur et à tourner ses congénères vers Son royaume ?

Le long-métrage de Jean-Charles Hue ressemble à maints égards au génial Wesh wesh, qu’est-ce qui se passe ? de Rabah Ameur-Zaïmeche : une communauté de galériens filmés avec puissance et empathie, le même parti-pris d’immanence quasi-documentaire, une certaine économie de moyens et une rafraîchissante fin de non-recevoir opposée aux démarches de restitution de leur dignité aux misérables. Dans les deux films les misérables sont des misérables : ils volent, agressent, ils sont jaloux, injustes, victimes, coupables, vengeurs, pas toujours très articulés. Ce sont des personnages de fiction, en somme, et les deux films refusent vigoureusement de les transformer en chair à discours – sur la société, l’altérité, la minorité, etc. Les histoires qu’ils vivent ne sont pas imposées d’en haut à leurs bouches édentées et à leurs verves rugueuses. Ce sont, ici, des histoires de vengeance, de cicatrices à la gorge, de vols de voiture, de tours de moto pacificateurs, d’honneur filial et de théologie pratique sur fond de barbecue. Elles sont intéressantes en soi, ces histoires, mais dans la vraie vie elles ne nous regardent pas : toute la tâche du réalisateur est de faire en sorte qu’elles nous regardent aussi. Et Hue, comme RAZ au début de la décennie, s’en acquitte avec brio.

Sauf que là où RAZ faisait chanter une vraie tragédie grecque dans les couloirs de sa banlieue, Hue peine à composer un récit entièrement convaincant. Le surmoi auteuriste absent des visions poétiques de RAZ finit par apparaître dans La BM du Seigneur et par gâcher un peu la force de la fable. Au lieu d’entremêler les deux affaires de BM (celle du chien fou, celle du converti) le film prend un plaisir tout intellectuel à les juxtaposer, imposant ainsi une cassure anti-narrative au coeur de l’histoire. Celle-ci donne certes au film sa plus belle scène (une réconciliation muette au coin du feu qui crépite), mais on enrage un peu quand on pense à la puissance qu’aurait gagnée l’histoire si elle avait été plus ambitieusement composée. Ce qui frappe le plus dans La BM du Seigneur, c’est tout de même l’extraordinaire éloquence de ces gens qui parlementent toute la sainte journée en se donnant des gifles et du « ma couille » à tire-larigot. Pas facile d’édifier un récit à la hauteur de cette parole si singulièrement vivante. Au bout d’un moment le film finit d’ailleurs tout simplement par la taire, cette impressionnante logorrhée, pour décrire de façon assez convenue l’aliénation de son parleur le plus attachant. Au lieu d’un grand récit tragi-comique (celui que commandaient ces corps et ces bagouts excessifs) on se retrouve donc avec une énième fable où se devine trop aisément le credo de son auteur – sa foi, grosso modo, dans la capacité de l’art à opérer la transfiguration du banal.

Mais l’essentiel de ce prometteur troisième film est ailleurs, dans l’effort plus que dans le résultat. Un plan le hante : le ciel reflété dans les flaques du goudron. Il revient à plusieurs reprises et rappelle ce psaume de David : « les cieux proclament la gloire de Dieu ». Cette aspiration au ciel ne procède pas seulement d’une décision, c’est presque pavlovien chez Hue en tant que filmeur : dès qu’il attrape quelque chose d’intéressant dans un de ses corps il cherche à le silhouetter sur le gros ciel picard. La contreplongée ne vise pas ici à rendre les hommes divins, mais à ouvrir leurs petits destins sur l’infini des possibilités. Il ne s’agit pas de marteler qu’un ailleurs existe, il s’agit de faire entrevoir ce que serait une autre vie, sans vols de BM, sans cuites à la Kro, sans voyous qui cherchent à vous égorger. Et en définitive, ces ciels bernanosiens suffisent à nous réjouir, parce que le temps d’un rêve tout à la fois mystique et roublard, c’est la grosse, l’implacable, l’incompréhensible machine de la fatalité qui s’y est volatilisée.