De l’œuvre à la fois minuscule et essentielle des italiens Cipri et Maresco, on vous avait déjà à peu près tout dit il y a trois ans, au moment où sortait enfin sur nos écrans Totò qui vécut deux fois. La sortie cet été de L’Oncle de Brooklyn (tandis que Totò arrive en DVD – pour tout ça, il faut saluer une fois de plus le travail précieux de ED Distribution) ne vient pas signaler, pour le tandem, une actualité retrouvée : le film, qui fut leur premier long métrage, date de 1995, et lui non plus n’avait pas connu jusqu’ici les honneurs d’une sortie. Cipri et Maresco, que la rumeur dit fâchés à mort, suivent désormais des chemins séparés, loin de la tonalité extrême qui, d’Italie, fit leur renommée chez les cinéphiles dans les années 90. Le premier s’illustre surtout comme chef opérateur (il a fait la lumière, splendide, des deux derniers Bellochio), et a sorti l’an dernier un film, Mon père va me tuer, dont la réputation n’est pas vraiment flatteuse. Le second, lui, tourne des documentaires, dont un, remarqué, sur le jazzman Tony Scott.

 

Qui a vu, au moins, Totò, ne sera pas dépaysé au moment de s’aventurer ici, dans ce Palerme d’apocalypse où Cipri et Maresco filment, dans un noir et blanc sublime, une humanité damnée et  exclusivement masculine, dégénérée aux trois-quarts, errant parmi les ruines en slip sale, et occupant la moitié de son temps à péter. Pas plus qu’il n’y aura de surprise à se voir doublement mis en garde au début du film. Une première fois par un borgne biblique et pasolinien qui, face caméra, retire son œil de verre et vous fixe depuis le trou laissé béant. Ensuite par une espèce de guide arpentant un décor d’après la fin du monde, pour s’adresser pareillement au spectateur et lui annoncer que le film va consister à montrer le « vrai visage » de Palerme. Palerme, donc, révélée par un œil mort, vu depuis l’envers de son mythe, ou plutôt, depuis le mythe lui-même poussé dans ses derniers retranchements. Soit un concentré d’italianité, résultat d’une décoction à la fois farceuse et très agressive, purement carnavalesque en cela : un monde d’hommes, obsédé par les femmes (lesquelles sont toutes jouées par des hommes – barbus, sales et gras), tyrannisé par les mères, hanté par la mort (cercueils et processions mortuaires font le tiers des gags), par la bouffe, et, bien sûr, régi par la mafia (dont les hommes de main ici sont joués par de superbes nains lynchiens). Ce qui implique de croiser ici des figures déjà aperçues dans Totò (un paysan qui s’active sur son âne comme un beau diable), et surtout dans les pastilles de Cinico TV, le programme punk et primitif qui révéla Cipri et Maresco en Italie (notamment un personnage d’ogre occupé à faire un festin rythmé par ses pets, et qui à l’époque de la diffusion du programme renvoyait un reflet peu flatteur au public italien réuni devant la télé à l’heure du dîner).

 

Devant ce programme, on pourrait vite s’inquiéter de n’avoir affaire qu’à une enfilade de sketchs nihilistes un peu vains, une sorte d’anticipation primitive et buñuelienne de Groland. D’autant que le film, malgré sa majesté plastique, n’entend pas vraiment renier la logique de vignettes qui fut le propre des expérimentations télévisuelles du duo – par exemple quand un personnage interrompt la narration pour compter, de l’autre côté de l’écran, les spectateurs restés dans la salle devant ce spectacle « dégueulasse ». Mais ce serait nier la souveraineté de la mise en scène de Cipri et Maresco, portée ici un degré plus haut que dans Totò par la grâce, notamment, d’un décor fabuleux, et cadré avec une éblouissante méticulosité. Ce sens du cadre est purement burlesque (et le burlesque américain des origines, le duo n’a eu de cesse, dans ses interviews, de s’y référer), c’est la joie pure des mouvements saisis en plans large, dessinant chaque nouveau cadre comme un petit théâtre de gags mollassons et néanmoins parfaitement chorégraphiés. Bref, c’est génial et c’est, à condition d’avoir mangé léger, un film parfait pour l’été.