Comme tous les ans Chro a répondu à l’appel de l’Etrange, histoire de prendre le pouls du cinéma bizarre. Au programme : quelques grands-petits films décharnés, et les frasques de l’abonné Sono Sion.

 

Comme on pouvait s’y attendre, l’Étrange festival avait fait quelques emplettes à Cannes.HormisBorgen(raté une seconde fois, mais on vous en parle en rentrant du Festival du film fantastique de Strasbourg), on a pu retrouver deux polars notables des sections parallèles, l’AméricainBlue Ruin et le Russe The Major. On a déjà loué Blue Ruin, dont l’auteur Jeremy Saulnier a aussi présenté son premier opus, Murder Party – comédie trash réjouissante mais sans grande ampleur. Comme on l’écrivait alors, Blue Ruin est pour sa part un de ces petits polars secs, grinçants mais pas ricaneurs. Parti sur une lancée coenesque, le film s’écarte de cet évident modèle, privilégiant le décharnement aux marques d’américanité. À rebours d’une tendance à l’achalandagesouthern gothic, Saulnier vise une poésie noire, portant un regard flou sur ses personnages, entre compassion et profond mépris. Heureux lauréat du prix Nouveau genre (le gros lot), Yury Bykov accuse avec son Major la même hardiesse déplumée, mais différemment. Efficace, filmé à l’os, The Major bouscule son état des lieux des institutions russes (sur l’air d’un « tous pourri »), et lui préfère les prises de bec sanguines entre sosies de Matthias Schoenaerts glacials et cruels, servies en prélude à de très beaux gunfights. Avec cette tendance à déjouer les attentes sociologiques pour filer droit à l’essentiel (comme ses brutes carrées), Bykov confirme qu’il est, au moins, un filmeur à suivre. Adepte de la diversité au détriment parfois d’une ligne précise, le festival misait cette année judicieusement sur cette famille-là : celle des modestes pépites affutées, supprimant toute graisse pour laisser leur public projeter de grandes choses. 

 

(Très) mauvais genres

Une poignée d’oeuvrettes plus franchement ancrées dans leurs genres (l’horreur, pour la plupart) a toutefois occasionné quelques déceptions. La plus nette :  Haunter de Vincenzo Natali, sans doute son plus mauvais film. On attendait beaucoup de l’homme depuis Splice, conte possédé par Cronenberg injustement boudé, et témoignant d’une remontée d’inspiration chez l’auteur de Cube. Comme toujours chez lui, le high concept tient à un vertige métaphysique, goûté par les personnages au fil de leur lutte. Après l’existentialisme de Cube, le monstrueux de Splice, c’est l’identité et le temps qui tenaillent Natali dans Haunter, remake « Goosebumps »  d’Un Jour sans fin. Mais le film drague tant le nanar pur (surtout lors des scènes « réalistes » censées donner crédit aux visions schizophréniques de l’héroïne, ado au sweat-shirt Siouxsie and the Banshees) qu’il tombe dans la parodie de horror show domestique (dommage, la famille WASP modèle semblait intéresser Natali). Dans un sillage encore plus balisé – celui de The ThingThe Station propose divers efforts de variations, de pistes alternatives pour débusquer le mal sans plagier Hawks et Carpenter. L’échec est presque facile à situer : là où l’angoisse de The Thing version 82 tenait justement à l’impossibilité d’identifier, d’isoler et circonscrire le mal, les remakes avoués (triste The Thing de 2011) ou non  (The Station) s’échinent à mettre le doigt dessus, n’exprimant la perplexité humaine que par une série d’expériences infructueuses et sanguinolentes. Un coup dans l’eau.  

 

Jouer en enfer avec Sono Sion

Mis à part Snowpiercer de Bong Joon-ho (rencontré pour Chro #3, qui vous attend dans votre kiosque d’ici la fin de la semaine), Sono Sion a croisé peu de concurrents au rayon Asie. D’autant que le roi du lyrisme japon(i)ais présentait à nouveau deux films : Why Don’t You Play in Hell ? (prix du public) et un inédit, Bad Film, bricolé au chatterton à pâtir de vieux rushes DV. L’occasion de se pencher sur le cas Sion, agent de division sévissant un peu partout, y compris chez Chro. On n’est jamais très sûr de s’intéresser à ce que raconte le Japonais, ni très sûr de savoir s’il est peine perdue de creuser. Voir les deux films (et de préférence Bad Film en premier) a permis aux plus sceptiques de comprendre la mécanique Sion : l’enjeu n’est pas dans la satire explosive des tabous, mais dans l’éclatement, comme un coup de pied dans un château de cartes qui chercherait à bâtir un autre édifice, plus baroque, en faisant retomber les morceaux. Bad Film n’est fait que de cela, et s’invite sur le terrain du vigilante, zone rêvée pour traiter les clivages à grands renforts de provoc’ fascisante. Mais les revirements et les rebondissements étiques ou politiques, quasi-absurdes, servent moins un tableau de société qu’un appel à la liberté, au lyrisme décomplexé : il n’y a pas plusieurs fins chez Sion, mais une dizaine, l’auteur fouillant dans ses vieilles bandes pour composer une foule d’instants de suspension (servis par une mise en scène démente, alors que le bricolage DV est souvent l’occasion de s’en passer). Des années après le tournage de Bad Film, Why Don’t You Play in Hell ? obéit aux mêmes impulsions. Le film fait mine de mettre en abîme : un yakuza fait tourner sa fille dans sous la direction d’un cinéaste indé, dont le projet vire au snuff. Mais il s’écarte de tout dérapage méta en laissant, une fois de plus, ses folies évoluer comme sur un fil d’improvisation, convergeant vers un ébouriffant climax Grand Guignol, fait d’une violence étrangement ludique, presque enfantine, que certains vivront comme une dépense d’énergie en pure perte. Sion a ce mérite : entre les docus anecdotiques (Rewind This !, sur le culte de la VHS) et bibelots pirates (Café Flesh, bijou porno en forme de happenings clippés), son cinéma réactive la guerre des nerfs entre écoles de cinéphagie.