Sans doute les festivaliers cannois pensèrent-ils faire preuve d’un esprit débridé en palmant, en mai dernier, cette Anguille nippone et un peu friponne, pas vraiment sérieuse pour tout dire -une énorme farce dramatique et rien d’autre, qui ne méritait sûrement pas tant d’honneurs. Mais Imamura… Au moins l’allégorie a-t-elle l’avantage d’être tellement énoooorme et protéiforme -l’anguille, animal longtemps supposé hermaphrodite, image de la mère universelle (puisque fécondée par des nuages de semence indéterminée) ou encore, symbole de solitude excessive- que le réalisateur s’en affranchit habilement pour mieux suivre les parcours croisés de ses personnages. Et celui, avant tout, d’un « salary man » lambda qui, l’espace d’une nuit, fait basculer sa vie en assassinant sa femme prise en flag d’adultère. Le ton du film est donné dès cette séquence d’ouverture, où le tragique de la situation est aussitôt contrebalancé par les effets volontairement outranciers de la mise en scène -de l’acharnement extraordinaire avec lequel l’homme massacre son épouse à coups de couteau de boucher jusqu’au sang de la victime, inondant tout et y compris l’œil de la caméra. Après huit années derrière les barreaux, le meurtrier est libéré sous conditions et sous la responsabilité d’un bonze. Irrémédiablement transformé, l’homme n’aura de cesse que de se refaire une existence discrète, à l’image de cette anguille apprivoisée en captivité : le sort -et la vie sociale- en décideront un peu différemment…

Si le mélange des genres et des registres fait de ce « petit » film -dans la filmo imamuresque, s’entend,- un objet un peu insolite, brouillon mais finalement assez osé, l’architecture hyper-classique de la mise en scène n’est pas du tout au diapason du dérèglement qui atteint, dans un final paroxysto-burlesque, les personnages les plus nets de ce conte de la folie ordinaire. L’Anguille, c’est donc le regard attendri d’un vieux (un peu trop) sage sur les bas-fonds -au sens littéral- d’une société aux apparences si politiquement correctes : grattez un peu, nous dit Imamura, et vous découvrirez l’autre Japon, celui de cette vieille folle qui se prend pour une carmencita, de ce Bourret local attendant les petits hommes verts comme d’autres attendent Godot, de ces mafiosi à la petite semaine pas très crédibles… bref, tout un peuple de doux dingues que l’auteur de La Vengeance est à moi (1979) a toujours préféré aux bien-pensants. Et si l’on fait le tour, à travers les films primés, de la galerie de personnages que Cannes a mis à l’honneur cette année (on pense à Paco et Nino, dans Western, et aussi aux héros chahiniens du Destin, le 15/10), cette Anguille-là prend finalement une dimension très humaine.