D’abord, l’évidence : L’Anglaise et le Duc est une réussite absolue, un film-ovni, qui dérange les modes avec panache et élégance, s’avance en terrain inconnu et transforme ses audaces au-delà de toute espérance. Sur la forme, le choix adopté par Eric Rohmer pour représenter le Paris révolutionnaire est le plus risqué depuis les play-back improbables des personnages d’On connaît la chanson d’Alain Resnais*. A l’arrivée, la beauté formelle du film est ce qui capte d’abord, beauté inédite, beauté neuve qui incite d’abord le spectateur médusé à y regarder de plus près, avant de l’envelopper définitivement dans l’étrange, et de l’installer dans ce qui est la plus inédite correspondance visuelle entre le passé et sa représentation trouvée depuis longtemps.

Sur le fond, le pari fou (qui a valu à Rohmer son absence au Festival de Cannes 2001) de raconter la Révolution française à partir du point de vue d’une femme anglaise et aristocrate (trois qualités de trop pour les sélectionneurs cannois !) est le plus réjouissant qui soit : il réconcilie tout simplement la Révolution et le cinéma français qui n’avait donné, à l’exception de La Marseillaise de Renoir et du Napoléon de Gance, que des enfants cultivés et bachoteurs, des sagas commémoratives du plus triste effet. Le long métrage de Rohmer contourne tous les obstacles connus du film d’époque -le syndrome des perruques, le « beaucoup de bruits pour rien » des superproductions- et propose une fiction historique au présent qui captive de bout en bout.

L’Histoire et la géographie sont deux amours d’Eric Rohmer. La géographie, parce qu’elle est « écriture de l’espace », voire peut-être une définition du cinéma selon Rohmer. Plus simplement, la géographie inscrit les choses dans un lieu, un territoire et chez le cinéaste, il n’y a pas de fiction sans lieu. Ceux qui aiment ses films savent l’importance de la ville ou de la région où se passe l’action des contes moraux, des comédies et proverbes. Rares sont les réalisateurs qui concilient avec autant de finesse le désir de fiction et la nécessaire inscription documentaire des histoires racontées. Quant à l’Histoire qui a deux sens en français -écriture du passé et ce passé lui-même-, elle intéresse plutôt Rohmer cinéaste dans sa première acception : l’Histoire ou le récit par excellence, ce qui laisse au présent la trace d’un parler, d’une manière d’être, une forme. C’est un peu le sens du fameux « ton Rohmer », une langue à vrai dire (comme on dit « la langue de Molière »), à la fois totalement contemporaine et totalement redevable d’une rhétorique issue du passé.

L’Anglaise et le Duc est la troisième fiction historique d’Eric Rohmer après La Marquise d’O en 1975 et Perceval le Gallois en 1978. L’Histoire n’y apparaît pas seulement en creux, elle est la matière même du film. Mais Rohmer ne change pas son regard sur celle-ci : la Révolution française n’est pas abordée en tant que « grantévénement » mais comme un temps historique qui passe, le film se proposant de nous faire sentir ce passage à partir de l’expérience d’un personnage. Pour Eric Rohmer, l’Histoire n’est ni la science positiviste qui transforme le passé dans un concours de dates, ni le patrimoine intouchable -et souvent retouché- qui construit les destinées politiques d’un pays (voir l’historiographie mouvementée de la Révolution française en France). A cet égard, les remarques ne manquant pas d’attaquer ce qui sera nommé point de vue politique du film seront forcément à côté, dans un espace qui n’a jamais intéressé Rohmer et qui, plus largement, intéresse peu le cinéma, l’espace idéologique du gauche / droite, étroitement contenuiste. A contre-courant de ces tensions politiques, Rohmer regarde le passé comme un réservoir de signes et de caractères ; ce qui le passionne, c’est d’abord la relation sensible des individus avec un territoire social et politique, leur art de faire, de se déplacer, et surtout leur art de dire à un moment donné. Rohmer filme ce moment-là et toute son épaisseur, non pas comme si nous y étions mais comme si ils y étaient. C’est dans ce glissement de point de vue que s’affirme la justesse du film d’Histoire.

Enfin, si l’on est parfois comme des enfants face au film, prenant un plaisir pur devant ce qui est (ra)conté, c’est que Rohmer est la légèreté même, un conteur magnifique, jamais un donneur de leçons. Légèreté à l’image de ce « Ah ça ira » au clavecin qui ouvre le film, pied de nez aux idéologues à sabot et drôlissime déclaration d’intention. Conclure sur les acteurs bien sûr, Lucy Russell (espiègle femme d’idées) et Jean-Claude Dreyfus (duc d’Orléans déchiré entre son amour et ses convictions) entre autres : ils sont extraordinaires, au diapason d’un film sublime et « culotté ».

* Choix double : d’abord, le numérique ; ensuite, des fonds peints à partir des gravures de l’époque devant lesquels circulent et plus précisément s’inscrivent, s’incrustent les personnages.