Dix-huit ans durant, Jean-Claude Romand a fait croire à tout le monde -femme, parents, amis- qu’il était médecin expert auprès de l’OMS, qu’il gagnait beaucoup d’argent et intervenait lors de prestigieux colloques à travers le monde. En vérité, il n’avait jamais terminé ses études et devait escroquer ses proches pour mener un train de vie de notable. Acculé, près d’être démasqué, il trucida femme, enfants et parents avant de tenter de mettre fin à ses jours. Un fait divers aussi radical et fascinant ne pouvait manquer d’inspirer les créateurs, à tel point que l’on se retrouve, dix ans après les faits, avec un embouteillage sur écran, puisque deux films lui étant consacrés sortent quasiment coup sur coup. Au petit jeu du calendrier, L’Emploi du temps de Laurent Cantet, débarqué en novembre dernier, est parti avec une longueur d’avance sur L’Adversaire qui, à bien des égards, pâtit immanquablement de la comparaison.

Soucieux d’une certaine élégance froide, plus accroché au strict de fait divers que son « adversaire », le film de Nicole Garcia joue sur l’exhibition du phénomène Romand. C’est davantage la performance ahurissante de ce mythomane de l’extrême qui compte ici, présentée dans une mécanique d’accumulation des faits et des points bonus. Comme si montrer et dire plus pouvait conjurer l’horreur, comme s’il fallait combler ce vide-là (la vie sans fond de Romand) par ce trop plein-là (son harassant numéro d’acrobate). Toute la douleur de L’Emploi du temps, sans cesse attiré par le gouffre et les ténèbres, tenait au contraire dans le progressif évidement de la matière première, dans ce creusement trouble qui nous trimbalait d’obscures zones de flou en points d’impact d’une monstrueuse douceur. Dans L’Adversaire, Daniel Auteuil est évidemment impeccable dans la peau d’un broussailleux athlète du mensonge, jouant à fond sur le double aspect du visage de Romand, à la fois pure surface plane où glisse le petit théâtre socio-familial qui se tortille autour de lui, et boule de contractures à l’intérieur, grouillante d’angoisse, en sursis permanent. L’acteur, super professionnel, excelle lui aussi dans le registre de la performance. Du tout cuit pour les Césars. Seul problème, le vrai Romand est un bonhomme rondouillard, jovial, quand Auteuil joue un pâlichon dépressif chronique. Boulette de casting.

Toutefois, les meilleurs moments de ce film un peu captivant (mais pas plus) sont ceux où il semble gagné par l’ivresse du mensonge, lorsqu’il joue à se faire peur : il marmonne qu’il est fauché devant son beau-père en prenant soin de ne pas se faire entendre, ou accepte de rencontrer un type qu’il est censé connaître mais qu’il n’a jamais vu. Dans ces instants funambulesques, les seuls hélas, la monstruosité du personnage affleure, son plaisir trouble à pousser encore plus loin sa maîtrise délirante du monde et du langage, et son épuisement, son désir de faire tomber le masque et de quitter ce cercle infernal. La mise en scène de Nicole Garcia, trop posée, collée au fait divers, manque « l’effet Romand », les excroissances aberrantes de sa personnalité (à la fois génie et Père Ubu du mensonge, démon et petit être pathétique, hybrique et infiniment banal), pour se réfugier dans la reconstitution -quel affreux mot-, les procédés éculés (l’enquête à la Citizen Kane, ratée) et des scènes de meurtres frigorifiées à souhait, mais qui sonnent comme un aveu d’échec. Le mystère Romand, lui, court toujours.