Dirty Harry à Broadway ? Même si Eastwood n’en est pas à son premier biopic, et si la musique habite son oeuvre depuis ses débuts de cinéaste (Un Frisson dans la nuit), l’idée a de quoi surprendre. D’autant que sa casquette de biographe présente quelque chose d’énigmatique : de l’hagiographie lénifiante d’Invictus aux sales petits secrets de J. Edgar, son appétence pour les true stories n’a jamais coulé de source. Pas plus que ses affinités avec les sujets choisis. Mais devant Jersey Boys, une cohérence affleure tout de même : en s’invitant dans les coulisses du rêve américain, le film prend singulièrement la suite de J. Edgar, qui brossait lui aussi le portrait d’une icône populaire (Hoover, comme le rappelait le script, est pour l’Amérique une légende historique en même temps qu’une mascotte céréalière). Eastwood reliait ainsi une  névrose individuelle à l’histoire nationale, expliquant la politique sécuritaire américaine par un trop-plein de passions refoulées.

Adapté du musical de Broadway retraçant le parcours des Four Seasons, Jersey Boys associe de même le mythe de la success story à une mélancolie toute américaine – rien de neuf sous le soleil, mais le film vaut moins pour sa morale pessimiste que pour la façon dont Eastwood conduit le récit classique d’ascension sociale. Dans le New-Jersey des sixties, quatre jeunes larbins de la pègre échappent à une carrière de gangsters grâce à leurs talents de musiciens. Mais c’est paradoxalement le chaperonnage d’un parrain mélomane (Christopher Walken) qui leur permet de s’émanciper en restant sur le droit chemin : sensible à la voix de fausset du jeune Frankie, celui-ci érige ses jeunes sbires en gloires du voisinage, et les accompagne dans leur succès national. Occasion pour Eastwood de raconter cette trajectoire à la manière du film de mafia, allant même jusqu’à emprunter la langue scorsesienne (voix-off et adresses des acteurs face-caméra). L’envol des Four Seasons  arrivera selon les codes mafieux – respect, honneur, domination virile, fidélité au bienfaiteur jusque dans la musique (la scène de concert est filmée comme le lieu où Frankie et ses acolytes se montrent dignes du père Walken). Leur violente séparation sera due elle-même au non-respect de ces codes : loin de l’hédonisme insouciant des rockstars de l’époque, le quartette se déchire à force d’entorses à l’honneur, se disputant maîtresses et positions stratégiques comme des enfants envieux – autrement dit, comme des mafiosi à principes tout droit sortis des Affranchis. Frankie serait en quelques sortes un Ray Liotta qui aurait troqué au bon moment sa vocation mafieuse contre une carrière de star, mais pour vivre in fine un parcours similaire.

Convoqué ça et là  – et notamment à travers une anecdote savoureuse qui relie la jeunesse du groupe à celle de Joe Pesci -, le film de mafia est un peu plus qu’un vague modèle scénaristique pour Eastwood. La chute des Four Seasons aboutira d’ailleurs à la conclusion des Affranchis : le rêve américain est un leurre, et les chemins de traverse luxuriants aboutissent fatalement à une retraite tristement rangée (les regrets des quatre chanteurs déchus, remontés sur scène le temps d’un come-back, exprime la même angoisse : le retour à la case départ, dans la normalité médiocre de « la maison »). Conscient que l’idée est toujours véhiculée par les histoires de crime organisé, Eastwood fait pleine confiance aux joutes verbales et aux rapports de force typiques du polar choral. Au risque parfois de tomber dans une caricature flagada, lorgnant sur la grammaire scorsesienne sans jamais la sublimer. Mais c’est une manière d’insuffler en sous-main cette vieille analogie, toujours pertinente : l’Américain en quête d’émancipation a tout du gangster en devenir.

Là où le biopic musical se contente souvent de filmer les espoirs déçus comme un passage obligé dans la vie d’un artiste, grossissant une tare ou un faux pas pour injecter un peu de conflit à sa tambouille, Eastwood en profite pour extraire une facette de l’Amérique, à la manière de J. Edgar. Preuve que son rapport à la musique et à la pop-culture, depuis un film comme Bird, s’est enrichi d’un regard lucide sur leur signification aux États-Unis, où l’artiste et le génie sont eux aussi appelés à se voir avalés par le rêve américain. Mais le pessimisme de Jersey Boys ne va pas sans l’amour d’Eastwood pour ses jeunes premiers sémillants, traduit par des instants de grâce qui tirent le film d’une certaine raideur formelle. À l’instar de ce finale dansant digne des comédies musicales de Broadway, drôle d’embardée magique qui trahit la fascination d’Eastwood, malgré tout, pour l’envers radieux de l’American dream.