Après Gran torino, qu’on aimait sans retenue, Invictus se présente à nous sous un jour moins évident, on en sort, il faut bien le dire, partagé. Et, de fait, il y a deux films, plutôt qu’un. Le premier est beau, il est plein de ce qui, ailleurs, fait la grandeur d’Eastwood, une petite musique intacte, une retenue imparable y compris quand, comme ici, le sujet pèse une tonne. L’autre est tout l’inverse, il donne l’impression, justement, que les digues cèdent, il ne retient plus rien, emporté par son élan humaniste comme par un mauvais courant, et ce film donne lieu, par endroits, à une poignée de moments qui ne sont pas loin d’être abominables – on y revient. Les deux films ne cohabitent pas vraiment, ils se relaient, ce sont deux manières concurrentes de traiter un même problème : comment figurer une volonté politique à l’oeuvre – celle de Mandela, donc, qui, fraichement élu, cherche dans une coupe du monde de rugby matière symbolique à réconcilier l’Afrique du Sud ? Un problème, deux films, ou plutôt, deux fois Mandela, deux portraits entre lesquels, sans choisir, Invictus balance : le portrait d’un saint et / ou le portrait d’un coach.

L’amorce du film est d’une limpidité toute eastwoodienne et, déjà, elle contient les deux versants de cette promesse double, contradictoire. Deux terrains sportifs et, au milieu, une route – une démarcation, cernée de part et d’autre par des grillages et, en même temps, le lieu d’une possible réconciliation. D’un côté, des Blancs en maillots s’ébrouent autour d’un ballon ovale ; de l’autre, des Noirs jouent au foot. Sur la ligne de partage, une voiture s’engage, c’est Mandela que l’on sort des geôles où il fut retenu près de trois décennies. Il y a, en fait, deux lignes de partage, et chacune dessine un film différent. L’une, simple : la frontière entre les deux terrains, celui des Blancs et celui des Noirs, qu’il va s’agir, pour Mandela comme pour le film, de réconcilier. L’autre est plus fine, elle dessine l’enjeu le plus passionnant du film, c’est celle que forme, autour de Mandela, l’habitacle du véhicule. C’est un autre face-à-face, plus intéressant, non plus entre deux parties (Blancs vs. Noirs), mais entre un homme seul et la communauté, clivée, dont il a la charge. Cet échange-là, cet aller-retour entre l’individuel et le collectif, est plus directement eastwoodien et le film s’y engage, au moins pour un temps, avec une délicatesse indéniable.

Il n’en finit pas, d’ailleurs, de rejouer un tel face-à-face, de s’installer dans le regard, impérial, de Mandela-Freeman, tel qu’il le plonge, plusieurs fois, dans une image, un simple symbole qui ramasse l’image de la communauté : un écran de télévision (où sont retransmis les matchs), un maillot, un schéma. Le film, alors, vaut comme documentaire sur l’action politique, en tant qu’elle consiste, pour l’essentiel, à produire des images. Mandela y est un saint, pas au sens où le mouvement du film serait celui de sa sanctification, mais parce que les effets de sa volonté politique y adviennent, en quelque sorte, par pure magie. Le film commence avec une équipe, les Springboks, à peu près nulle. Rien de plus facile, alors, que de détailler par le menu ses progrès, de faire de la préparation le cœur narratif, et symbolique (effet d’entraînement, largement éprouvé, des fictions sportives américaines : les sportifs se dépassent et, avec eux, c’est la communauté qui se transforme, se régénère, se purifie), et pourtant non, Eastwood fait le choix, parfait, d’éluder complètement cette partie-là : l’équipe, pur effet de la volonté de Mandela, se met à gagner, c’est tout, et d’ailleurs on ne voit à peu près rien des matchs, ni des entraînements – un peu comme, dans Million dollar baby, Eastwood se refusait à jouer le suspense des combats, le récit ascensionnel.

Vers le milieu du film, une scène jette un doute, semble courber, légèrement, cette ligne ferme. Mandela demande aux Springboks, en pleine préparation pour la coupe, de rendre visite aux enfants des townships, de les réconcilier avec l’équipe, avec le rugby. La séquence est un peu longue, et surtout elle finit noyée sous une musique assez atroce, passant de visage en visage dans les rangs des petits qui, d’abord méfiants, finissent extatiques. Ce moment We are the world dans quoi s’engage le film ferait frémir s’il ne s’éclairait par la séquence suivante, qui voit Mandela, sur un écran de télévision, assister à la scène. Le regard de Mandela, littéralement, recadre : il s’agissait d’une pure opération de communication, il fallait, dans le projet d’ensemble, en passer par là.

Le problème est que cette image (celle de la réconciliation en marche, une image purement publicitaire), le film va finir par s’y fondre entièrement, perdant le recul offert, jusque là, par le regard de Mandela. Tout ce qu’Invictus, avec une certaine élégance, avait pris soin de contourner, la dernière partie du film en organise, en filmant la finale sur la durée, un retour tonitruant, et d’une balourdise qui fait un drôle d’effet parce qu’alors Eastwood replace sur le terrain du suspense ce qui, pourtant, semblait réglé – la réconciliation finale, la dissolution de la première ligne de partage. Balourdise des ralentis, du grognement des joueurs quand, dans la mêlée, ils portent sur leurs larges épaules le destin de la communauté, et balourdise surtout d’une idée qui, au milieu de tout ça, n’est pas loin d’être obscène. Parallèlement au match, Eastwood monte une scène extérieure : un enfant noir passe dans les parages de policiers blancs qui, dans leur voiture, écoutent la retransmission du match. Le petit veut écouter, n’ose pas s’avancer, tergiverse autour de la voiture tandis que les deux flics observent, en coin, son manège. Cogneront ? Cogneront pas ? Evidement non, tout le monde finira réconcilié par le coup de sifflet final. Ce faux suspense qui est, il faut bien le dire, assez dégueulasse, surprend et laisse un goût amer.

Si le film se plante à ce moment-là, c’est, simplement, qu’il perd Mandela, qu’il se pique, maladroitement, de politique (la dimension « film pour l’Amérique », le Obama-movie dont le sujet indiscutable a d’indéniable vertus mais plus grand chose pour nous intéresser côté cinéma), alors que son intérêt était ailleurs, dans la figuration de la politique au travail. C’est d’autant plus dommageable qu’il touche, parfois, à quelque chose de profondément bouleversant quand il s’aventure, discrètement, du côté du mystère d’un Mandela intime, quand se tire le rideau de la politique et qu’un vieil homme, seul, rentre chez lui. Cet angle mort, ce continent secret que le film, avec un tact typiquement eastwoodien, n’habite pas, tire bien plus de larmes que l’humanisme Benetton où, finalement, il s’enlise.