Artisan bien français, Bernard Jeanjean marche sur les plates-bandes d’un Veber, ce qu’il revendique par ailleurs. Comprenez trois actes, des répliques d’horloger et les décors de sitcoms d’où vient le cinéaste. Jeanjean n’en demeure pas moins plus jeune, branché à la société française, celle d’aujourd’hui, tout de suite maintenant. Sa manière de choisir les acteurs, de les voir faire ce qu’ils font, de les emboîter dans des décors vaguement rehaussés (du Ikéa coloré ou du Roche Bobois patiné, ville de province moderne, du cinéma-variétoche), pose plus que tout autre l’identité nationale du film, comme s’il était d’abord conçu pour l’étranger. J’veux pas que tu t’en ailles est un film qui circule, un film qu’on humecte, qui craint l’incohérence. Richard Berry en homme mûr classe, Judith Godrèche en objet du désir accessible (exagérons pour rire : la Julia Roberts française), Julien Boisselier en trentenaire passe partout (il a l’habitude), pas une aspérité, peu de caricature, du réalisme à fond la caisse -un film-témoin, on vous dit.

Ça commence par une plainte érotique : dans son sommeil, Judith Godrèche gémit « Raphael », or Richard Berry s’appelle Paul. Paul est psy, il comprend vite. Non parce qu’il est meilleur que la moyenne (le film ne se permettrait pas), mais parce que son amant se confie sur son propre divan. D’où manipulations par le cocu du nouveau couple et vice versa, sachant que Godrèche aime encore son homme, qu’elle hésite, que Raphaël finit par comprendre qui est qui, on mène la danse chacun son tour dans un souci d’équité archi-scrupuleux. On a l’air de se moquer comme ça, mais pas du tout : Jeanjean est un cinéaste intelligent mais poli. La politesse, c’est un truc de jeune aussi. Veber, lui, n’hésite pas à prendre le spectateur pour un con, pas longtemps, ou sans s’en rendre compte, il impose des invraisemblances, taille des personnages. Le jeune cinéma populaire, même le plus nul, ne peut pas faire ça. Il pose la symétrie tout le temps, il va jusqu’au bout des schémas. D’où le film choral, d’où Bacri-Jaoui, Ma place au soleil, Le Héros de la famille, On va s’aimer, pendants cauchemardesques de J’veux pas que tu t’en ailles. L’acteur y est roi, le metteur en scène jouant au passe-plat.

Bernard Jeanjean est comme ça donc, sauf qu’il n’est pas mégalo. Ses collègues cherchent à bâtir une société tout en la comprenant, lui en reste au stade du conteur. La forme, il la soigne pour qu’on ne la voit pas, ou qu’elle serve à l’histoire. La sociologie ? Très peu pour lui : toute son énergie consiste à densifier l’image, saisir l’enjeu dramatique au plus direct. En ressort une théâtralité téléfilmesque curieusement très saine, très précise aussi : gestion des silences, petits trucs d’acteurs (les quintes de toux de Richard Berry, son ânonnement), il se passe toujours un truc à l’image. Soit l’enjeu guide la scène (l’affrontement du trio à la fin, assez fort), soit l’acteur occupe bien le terrain. Là encore, l’espace est suffisamment miniaturisé pour qu’il se retrouve en liberté surveillée : des gros plans, des phrases courtes, le cabotinage est impossible, la présence requise. Heureusement que Richard Berry est là quand même. A lui seul, il sublime tout ce que le film choral français fantasme en silence : passer en revue les émotions (pour faire court, drôle et touchant), tenir le fil de l’intrigue, lui donner du mood, comme ça, l’air de rien.