En scellant la rencontre entre l’écrivain Thomas Pynchon et le cinéaste Paul Thomas Anderson, le projet d’Inherent Vice augurait d’un joyeux feu d’artifice, ne serait-ce qu’aux yeux gourmands des fans de l’auteur de Gravity’s Rainbow. Mais de cette collision entre le pape mystérieux du roman postmoderne et le prodige louvoyant du cinéma américain contemporain, pouvait naître aussi bien une étonnante machine à visions qu’un vaste trou noir. Car l’univers foisonnant et outrancièrement fantasque de Pynchon,ne tient que cerclé par le langage. Qu’on lui ôte le corset de l’écriture et sa chair se répand comme un corps amorphe. C’est le double écueil qu’encourt toute traduction cinématographique de son oeuvre : fixer la bande anarchique de ses personnages en une collection de trognes costumées, et coller les délirantes visions de l’écrivain sur de chatoyantes vignettes numériques. Au final, loin du monument rococo et psychédélique qu’on était en droit de craindre, Inherent Vice se révèle le film le plus doux et sensible de PTA. Un film dont la retenue, même tapie derrière une intrigue aussi labyrinthique que celle de The Big Sleep, diffuse en sourdine une somptueuse onde de mélancolie.

Certes, et comme il en fait lui-même l’aveu, Paul Thomas Anderson a choisi pour cela d’adapter le livre le plus rectiligne de Pynchon. Les vapeurs de cool s’y libèrent d’autant mieux que le roman reste collé aux rouflaquettes de son héros, Larry – Doc – Sportello. Imaginé par l’écrivain lui-même comme un surgeon du Lebowski des frères Coen, Doc relève de la même généalogie en zigzag : descendant du Philippe Marlowe de Chandler, passé au tamis du cinéma (le film de Hawks et The Long Goodbye d’Altman) pour finir plongé dans le bain du pastiche. Un détective privé moins débrouilleur d’affaires que paratonnerre, plus traversé par les évènements qu’il ne les tord, fil conducteur d’une intrigue qui se noue et se dénoue comme par enchantement sous ses yeux ahuris. Pas loin, donc, d’une porte d’entrée idéale pour un cinéaste scrutant depuis trois films la grande saga américaine sur les seuls visages ravinés de ses héros.

Dernière étape d’une trilogie qui remonte le limon historique, de l’aube du XXème siècle jusqu’au déclin des années 60, Inherent Vice se réchauffe ainsi aux derniers feux de l’Amérique hippie, bercé par les rêves d’un homme flottant dans les clapotis d’une fin de sieste. Et c’est là, entre le chien des dernières vapeurs opiacées et le loup des ténèbres à venir, que surgit la silhouette de Shasta, une ex-girlfriend venue demander un service à Doc. Démarre alors une enquête à tiroirs sur la disparition d’un promoteur immobilier et la réapparition d’un saxophoniste supposé mort, toutes deux liées à une mystérieuse organisation, le Croc d’or.

Par-delà la linéarité bienvenue du récit, la greffe Pynchon prend surtout par la manière qu’a Anderson, depuis There will be blood, de filmer à l’oblique des sujets monumentaux. Du romanesque furieux d’Upton Sinclair à l’émergence d’une secte sur fond de traumas dans l’après seconde guerre mondiale (The Master), ses films écrêtent désormais les sommets narratifs pour mieux se faufiler dans les replis de la grande histoire. Et, à force de lui tourner le dos, le ressac du monde finit par battre dans le lointain, comme une rumeur étouffée derrière les murs d’un théâtre de poche. L’étrange beauté de ce cinéma pousse ainsi sur le terrain de ses refus. Refus des conventions narratives et des climax, mais aussi de l’épate lyrique a priori réclamée par ses sujets. C’est qu’Anderson parle moins de l’Amérique que de son imaginaire, et moins de son imaginaire que d’un sentiment. Ce sentiment, c’est celui qui se dessine sur le visage des hommes à mesure qu’ils prennent conscience que la grande mythologie américaine n’est qu’une fiction dont ils sont les jouets. Ses deux films précédents traçaient ainsi un même mouvement physique : enregistrer les grands espaces américains comme de faux points de fuite avant de tout ramener sur une scène unique, dans la confrontation entre deux volontés, l’une et l’autre sinistrées. On comprend alors son appétit pour ces numéros d’acteur où l’intensité du monde se résorbe en une accumulation de névroses. L’Histoire chez Anderson n’existe que sous la forme d’un dépôt d’imaginaire, d’une blessure psychique et d’une angoisse individuelle tordant corps et visages. D’où cette esthétique qui part du plan d’ensemble pour très vite aller au gros plan.

De là, deux très belles idées dans Inherent Vice, qui permettent au film de dépasser son apparente simplicité formelle, enroulée autour de scènes de conversations saisies en plans serrés. D’abord, celle qui permet de reprendre le regard panoptique de Pynchon pour le glisser dans l’oreille du spectateur : les descriptions mélancoliques de Los Angeles qui parsèment le roman sont ici traduites en ambiances sonores. La ville s’entend bien plus qu’elle ne se voit dans cette profusion presque abstraite de scènes d’intérieur. Elle se fait chant et murmure, paysage auditifs accompagnant un film qui est d’abord un long ruban de voix. Devenue musique, elle s’affirme comme un souvenir intime, tressé avec les sublimes compositions de Jonny Greenwood, lesquelles rappellent malicieusement le travail de Bernard Hermann sur Vertigo. Cet emboîtement référentiel, moins que théorique, infuse le sentiment continu d’embrasser les vestiges d’une époque révolue. Inherent Vice est un ballet vaporeux de Lazare ressuscités, revenus des cendres du passé le temps d’un voyage éphémère. « God help us all » finit par souffler le personnage de flic atrabilaire et névrotique joué par Josh Brolin. C’est que le monde change, et ils n’y ont plus leur place, le policier comme le détective, le méchant promoteur comme le bon hippie. Autre chose a eu lieu qui les a tous dépassés.

Cette mutation constitue l’un des motifs prégnants du roman de Pynchon, comme de toute son oeuvre. Le film en confie intelligemment l’expression à un personnage qui reprend la voix du narrateur. Sortilege – c’est son nom –  se fait ici à la fois aède et choeur antique, remontée des limbes pour guider Doc dans les replis du passé. Décrite dans le roman comme un jeune femme connectée aux forces invisibles, elle y évoque le destin de Lemuria, île-monde engloutie dans les eaux du Pacifique et dont le souvenir métaphorise l’Amérique elle-même en Eden souillé – le Vineland pynchonien. Si l’idée n’est pas littéralement retenue dans le film, elle le tonalise néanmoins : la Californie qu’évoque Anderson dans son film se dessine progressivement comme un lambeau de paradis perdu, bientôt défait par la spéculation immobilière et la mainmise du pouvoir central sur sa joyeuse anarchie. Pour la troisième fois consécutive, Anderson filme un moment de l’histoire américaine où viennent s’emboutir les illusions humaines et se détricoter les croyances, une Amérique déliée de Dieu et de ses mythologies. Mais sa camera pose cette fois-ci un regard attendri sur ses personnages, comme si Inherent Vice constituait le bout d’une Odyssée entreprise avec There will be blood.

Traversée par un pessimisme historique qu’il partage avec Pynchon, cette Odyssée serait celle des arpenteurs d’Amérique, entendue comme un totem imaginaire plutôt qu’un territoire. Qui pourrait encore y planter son drapeau ? Le Daniel Plainview de There will be blood constituait la face monstrueuse de l’entrepreneur obsédé à l’idée de quadriller l’espace américain pour en sucer le sous-sol. « I’m finished » finissait-il cependant par reconnaître, après avoir drainé toutes les richesses à son seul profit. Dès lors, le personnage était  irrémédiablement appelé à disparaître dans le vent de l’histoire, pour finir dans Inherent Vice comme une baudruche aliénée, en promoteur immobilier au cerveau grillé. Face à lui, Doc Sportello reprend la figure du vagabond américain, le jocrisse pynchonien que Joaquin Phoenix interprétait déjà dans The Master. Figure de hobo ahuri et placide, dont la place comme spectateur finit par devenir centrale puisque l’histoire ici échappe à la volonté des hommes pour se placer dans la main de puissances obscures.

D’où l’étrange relation unissant souterrainement des personnages en apparence opposés : c’était le motif central de The Master, retrouvé ici dans le lien presque amoureux qui unit Doc et le personnage de Bigfoot Bjornsen. Ce qui, dans le battement pudique des affects, relie ces hommes aux croyances opposées, c’est d’appartenir au même camp des Réprouvés. L’Amérique d’Anderson est ce totem puritain qui sépare les damnés de ceux à qui la grâce est accordée. Et Anderson n’a jamais filmé que les premiers. À ceux-là, la résurrection est à jamais fermée. Ils errent dans le no man’s land de ces morts-vivants que Pynchon désigne sous le nom de Prétérits : des êtres déjà passés, mais dont la présence persiste comme des étoiles mortes.

La beauté paisible et amère d’Inherent Vice consiste alors à rester soigneusement à leur côté, à les accompagner dans cette zone intermédiaire entre vie et mort, et faire siennes leurs peines et leurs angoisses. Il aura fallu pour cela qu’Anderson cède progressivement sur son regard surplombant, passant de l’ironie sanglante qui ponctuait There will be blood à ce trouble affectif qui faisait passer mille regrets sur le visage de Lancaster Dodd dans The Master. Avec son dernier film, le pessimisme foncier du réalisateur s’accompagne enfin d’une rédemption sentimentale, et place tout le récit sous le règne ténu mais persistant d’un amour unissant les parias. De quoi faire poindre un éclat de lumière sur le visage de son héros, tandis que celui-ci s’enfonce dans un dernier crépuscule. Et retrouver ainsi le sens exact de ces mots qu’écrivit un jour Pynchon dans une préface : une « combinaison exacte de grâce et de désenchantement, de paroles plutôt sombres chantées en mode mineur ». Autrement dit : Inherent Vice est le plus beau film de Neil Young.