Au dernier festival de Cannes, Hors-la-loi a joué le rôle ingrat du film à thèse démodé. Aux côtés du cinéma pop mélancolique d’Amalric (Tournée) et de l’esthétique christo-léonienne de Beauvois (Des hommes et des dieux), Rachid Bouchareb devait assumer à lui seul la part sérieuse du cinéma français avec un vrai propos, un sujet à débattre. Or, cette année, sous l’égide du planant Oncle Boonmee, le cinéma comme moyen d’édifier les masses a pris un sacré coup de vieux et Hors-la-loi sonnait un peu hors jeu dans la compétition. L’effet Indigènes de Cannes 2006 n’a pas eu lieu et les manifestants patriotes reprochant au film son « positionnement » pro-algérien avant même de l’avoir vu, n’y ont pas changé grand-chose, ajoutant le déjà-vu de leur crispation identitaire à l’archi-prévisible du projet de Bouchareb. Décidément, le cinéma était ailleurs. En reste-t-il un peu dans Hors-la-loi ?

Sur le fond, le film déjoue assez peu les attentes d’un Indigènes saison 2. A la geste héroïque anti-nazie du premier trio succède logiquement la lutte révolutionnaire pour l’Algérie indépendante de la seconde équipe, presque de même composition, moins Samy Naceri mais plus Roshdy Zem. L’articulation des deux films se fait autour d’une date, le 8 mai 1945, date-Janus trop méconnue, à partir de laquelle, Bouchareb, en audacieux pédagogue, pratique un montage qui a ravi les godardiens authentiques et a choqué les manifestants susnommés : le jour où les Européens fêtent la victoire définitive sur le nazisme, les autorités coloniales françaises ordonnent un massacre de grande ampleur à Sétif en Algérie en faisant tirer sur une manifestation pacifique pour l’indépendance. Le projet tout entier de Bouchareb découle du choc de ces deux événements ayant lieu le même jour et son hypothèse de départ – confirmée par de nombreux historiens – est que la guerre d’Algérie commence, non pas en 1954, mais le 8 mai 1945, dans le sang des massacres de Sétif et dans le sentiment de révolte né ce jour-là.

Le problème, c’est que le scénario qui va déployer cette bonne hypothèse de départ va suivre la voie toute tracée d’un imagerie d’Epinal, une histoire familiale édifiante avec trois frères scénaristiquement ultra-bookés : Abdelkader, l’inflexible (Bouajila) incarne la lutte idéologique qui ne souffre aucun compromis ; Messaoud, l’aîné qui doute, dont l’expérience comme soldat en Indochine prépare le combat anti-colonial aux côtés de son frère à Paris ; enfin, Saïd (Debbouze), le cadet apolitique qui préfère l’intégration en France par le Milieu (proxénétisme, boxe, business en tout genre) plutôt que par la grande porte révolutionnaire. D’une certaine manière, la mise en scène de Bouchared a le plomb du combat idéologique mené par Abdelkader. Le film est écrasé par ses intentions et par son sérieux : jamais une scène pour détendre le corps icônique de l’acteur Bouajila, trop plein de son référent « Guerre d’Algérie ». A l’inverse du film de Beauvois jouant beaucoup de la retenue émotionnelle et refusant de signifier trop lourdement les enjeux politiques de son sujet, Hors-la-loi souligne tout et cette surcharge finit par lasser. Une séquence illustre a contrario la lourdeur du film : pendant le chargement d’armes clandestines dans un bus, Abdelkader et Messaoud écoutent un air de musique américaine qui passe à la radio. L’un aime, l’autre pas. Abdelkader se lève et esquisse un pas de danse arabe. Les deux éclatent de rire. Le temps d’une scène, on a l’impression que le cinéma s’est invité et que ces personnages existent enfin, indépendamment de leur destin historique programmé.

En ce sens, c’est le personnage de Saïd qui est le plus intéressant, l’envers de la lutte, celui qui tourne le dos à l’Histoire pour exister. Celui aussi qui, par son caractère de petite frappe de la nuit, raccroche le plus avec le projet formel de Bouchareb : raconter la guerre d’Algérie en reprenant l’esthétique des films français sur la résistance. Double bonne idée : d’abord, parce que la résistance à l’Occupation nazie a joué un rôle important pour les indépendantistes algériens ; ensuite, parce que cette résistance a souvent été représentée par des cinéastes français marqués par l’imaginaire du film noir américain hollywoodien, Jean-Pierre Melville étant la référence absolue avec L’Armée des ombres. On voit bien qu’Hors-la-loi a voulu s’approcher de ces altitudes-là et donner à la lutte pour l’indépendance algérienne la forme d’une épopée de cinéma à l’américaine avec fusillades et bad guys. Hélas, l’élan du cinéaste-cinéphile a été bridé par la bonne et intègre conscience du cinéaste militant.