Pour qui commençait à tirer un peu la langue devant le sillon chic-arty-gazeux creusé à satiété par Gus Van Sant ces dernières années, l’efficacité limpide de Harvey Milk fera l’effet d’un réveil, et rappellera combien l’auteur de Gerry est aussi, quand il se tire de l’éther où le conduit sa pente naturelle pour s’aventurer en terrain mainstream, un admirable maître d’oeuvre. Biopic pur jus, Harvey Milk retrace le parcours d’Harvey Milk, icône de la cause gay, premier homme politique américain ouvertement homosexuel à s’être vu élire à des fonctions officielles, dans le San Francisco des 70’s – dans une troublante collision avec l’actualité, le film est sorti en novembre dernier aux Etats-Unis, au moment même où, en Californie, un référendum venait interdire le mariage homosexuel légalisé quelques mois plus tôt. Sec et dense malgré ses 2h07, le film accompagne cette trajectoire politique depuis l’arrivée de Milk à San Francisco, jusqu’à son assassinat sept ans plus tard.

Le nez dans le guidon, Van Sant se coule dans les canons officiels du biopic avec une application et une forme de modestie qui, d’abord, inquiètent un peu, avant de se révéler dans toute son intelligence, Harvey Milk poussant l’exercice de la mimesis pure dans des retranchements qui confinent au théorème. Ainsi cette drôle d’idée d’intercaler des images d’archives dans le corps d’un film qui est, déjà, obsédé par son ambition de reconstitution (jusqu’à reconstruire la boutique photo de Harvey Milk dans les murs même où elle se tenait à l’époque). Ou, surtout, ce générique final qui vient intercaler, pour chacun des personnages, et selon une même logique, prises de vue issue du film, et archives de leurs modèles. En entrecroisant ainsi constamment le référent (l’archive) et sa figuration, Van Sant pousse jusqu’à l’absurde la logique propre au biopic, ce côté cinéma de costumier qui n’a rien d’autre à faire valoir qu’un talent de faussaire, et rompt par l’excès sa puissance d’illusion. Là est sa modestie, toute théorique : affirmer que les images du biopic redoublent d’autres images, mais ne cherchent pas à la recouvrir. Ce principe discrètement affirmé, Van Sant peut dérouler son récit avec un total pragmatisme, et d’ailleurs, il n’est question que de ça dans Harvey Milk : le pragmatisme absolu de la politique saisie dans le tourbillon de sa pratique concrète, de quoi elle se nourrit, comment et contre quoi elle se construit au quotidien, Van Sant mouchetant la trame globale de la lutte (la grande cause qu’épouse le film, les droits des homosexuels) d’une myriade de luttes minuscules, une sismographie du militantisme au travail.

A l’ombre de ce vortex, il installe un contrepoint insulaire plutôt habile, enregistrant l’envers mélancolique et solitaire de cette débauche d’énergie sans répit, dans des apartés récurrents qui voient Milk, dans un silence de plomb, enregistrer son testament. Et puisque Sean Penn vient, à l’instant même où l’on rédige ces lignes, de se voir gratifié d’un Oscar, confirmons que, oui, l’acteur le plus grimaçant d’Hollywood n’avait pas été aussi bon depuis un bail.