« Chacun de nous est plus ou moins victime du rêve des autres. Même quand c’est la plus gracieuse jeune fille, c’est une terrible dévorante, pas par son âme, mais par ses rêves. Méfiez-vous du rêve de l’autre, parce que si vous êtes pris dans le rêve de l’autre, vous êtes foutu. » Le mot célèbre de Deleuze sur Minnelli pourrait tout à fait convenir aux deux derniers films de Hong Sang-Soo, qu’il est possible de lire comme l’histoire de personnages pris dans le rêve dévorant d’une jeune fille. Les  récits d’In Another Country étaient ainsi motivés par l’ennui d’une jeune fille en vacances avec sa mère, et qui gribouillait nonchalamment des scénarios sur son carnet. De même, Haewon rédige son journal au café, et on ne sait si ce journal est fait de ses rêves érotomanes ou de la réalité. Le procédé en dit long sur ce que devient le cinéma de Hong Sang-Soo : un carnet de notes où s’égrènent sans cohérence les idées, les histoires, les souvenirs et les rêves. Après s’être intéressé longtemps aux récits d’hommes qui aimaient des femmes, il tente désormais de pénétrer le cœur et les songes des jeunes filles.

Si les traductions françaises des titres témoignent souvent d’une tentative de rohmériser maladroitement le cinéma de Hong Sang-Soo, (ainsi « La femme de mes amis » s’était substitué à un titre original qui voulait dire : « Si tu savais tout »), les titres originaux permettent, eux, de regarder les films d’un œil plus juste, de les comprendre plus profondément. « Nobody’s daughter Haewon » nous dit le titre original – Haewon fille de personne. Le film commence justement sur une très belle dernière journée traversée par Haewon et sa mère, laquelle s’apprête à s’installer définitivement au Canada. Mère et fille déambulent dans la ville, prennent un café, devisent sur la vie. La mère souhaite à la fille de vivre sa vie comme elle l’entend, ce à quoi Haewon répond : «C’est déjà comme ça que je vis ».

Si tout semble si simple à Haewon, si tout le monde paraît lui vouloir du bien et tomber si facilement amoureux d’elle, Haewon et les hommes est pourtant le récit de deuils successifs. C’est toujours une même conclusion qui se rejoue de rencontre en rencontre : Haewon croise quelqu’un qui lui veut du bien mais qui doit bientôt s’en aller pour de bon – Jane Birkin, sa mère, un scénariste qui travaille aux Etats-Unis pour Scorsese, un cinéaste dont elle est l’amante. À chaque apparition, une disparition. La chaleur des politesses qu’on échange entre inconnus est toujours suivie par la douleur de devoir se quitter en se souhaitant le meilleur. Ce motif est récurrent chez Hong Sang-Soo : les relations sont poignantes et malicieuses, cordiales et désespérées pour les mêmes raisons. Elles sont limitées par le temps, et se dessinent sur fond de déambulation.

C’est ainsi qu’il faut comprendre ce « Haewon fille de personne » : à la fois comme le récit d’une jeune fille accrochée à rien, indépendante, et en même temps condamnée à l’errance physique et sentimentale, à ce temps triste laissé à l’étudiante qui ne va pas en cours et s’endort à la bibliothèque à côté d’un exemplaire de The Loneliness of the Dying, du sociologue Norbert Elias. La lumière d’Haewon et les hommes brille à mesure que l’ombre se creuse, à l’image du contraste entre la peau diaphane et les cheveux noirs de jais de Eun-chae Jeong, la très belle actrice qui incarne Haewon.

Si Haewon et les hommes semble l’un des films les plus sombres de Hong Sang-Soo, c’est qu’il est, aussi, le plus réussi dans sa manière d’atteindre une poésie découlant directement de l’absence d’effets qui font la marque du cinéaste. Loin du noir et blanc adamantin de The Day He Arrives ou de la palette solaire d’In Another Country, Haewon et les hommes est un film gris et pluvieux, pareil à un vêtement confortable et fonctionnel qu’on finirait par trouver beau. Il y a toujours eu ce côté streetwear chez Hong Sang-Soo, à lire moins comme une interruption du poétique que comme son établissement à partir d’une remise à zéro de la mise en scène. Une forme d’anti-cinéma qui définirait lui-même les termes de sa poétique : prosaïque, urbaine, fauchée, bâtie sur un scénario aléatoire. De même qu’Haewon est fille de personne, l’esthétique d’Hong Sang-Soo n’est le cinéma d’aucun autre.

En témoigne cette scène où Jungwon, le professeur et amant d’Haewon, sort un baladeur cassette pour lui faire écouter la 7ème symphonie de Beethoven. Le son est grésillant, tellement mauvais qu’il interdit à la musique de nous atteindre, et pourtant ce mince filet de musique étouffé suffit aux personnages pour s’embrasser et se recueillir dans leur amour – chez Hong Sang-Soo la poésie est toujours comme une sorte de pique-nique improvisé.  Cette façon d’être poétique avec les moyens du bord, cette extrême transparence des effets qui travaille toujours contre l’esprit de sérieux, sont pour beaucoup dans la noirceur et la beauté mêlées du film. D’abord énergique et plein d’entrain, Haewon et les hommes traverse en sa fin un profond harassement moral et sentimental, devient comme un corps de marcheur fatigué, bon à rien, et que plus rien ne régénère.