Qu’est-ce qu’un monstre ?

1- Le monstre, c’est le film
On ne vous avait pas menti ! On vous avait bien dit que vous alliez voir des monstres en chair et en os ! Freaks commence là, avec ces mots qu’un bonimenteur adresse à la foule, parmi laquelle le film nous installe. Puis le bonimenteur nous entraîne, avec les badauds, jusqu’au bord de ce qui semble un couffin gigantesque, où attend un monstre plutôt qu’un bébé. C’est, entend-on, le plus monstrueux des monstres, et donc le plus beau. On se serre autour du couffin comme on le ferait à la maternité: un monstre est dévoilé et c’est, faut-il comprendre, comme une naissance que l’on fête, puisqu’on fête les prodiges de la création. Une femme, la plus pressée, la plus curieuse, plonge les yeux dans le couffin: elle hurle, elle manque défaillir. Alors, tandis que le bonimenteur commence à raconter l’histoire de ce monstre aristocrate, c’est nous qui plongeons, guidés par la caméra qui s’engouffre doucement dans le couffin, comme happée par un siphon. Mais au bout du travelling le monstre n’est pas là, remplacé par un fondu enchaîné qui fait démarrer un long flash back, l’histoire en image du monstre aristocrate, le secret de sa prodigieuse monstruosité. L’histoire qui démarre ici, c’est celle de Freaks, c’est le film lui-même. Dans le couffin, le film a remplacé le monstre. Le monstre, c’est le film.

Et c’est bien ce qui frappe en redécouvrant le film de Tod Browning, film sur les monstres mais d’abord film monstrueux – prodigieuse anomalie. Un film qui dit qu’il ne faut pas avoir peur des monstres, mais qui pour le dire finit par nous faire peur avec eux. Un documentaire et une fiction à la fois. Un film tragique, déchirant, et en même temps un trésor burlesque (avait-on remarqué que tous les gags du Deux en un des frères Farrelly sont déjà là, dans l’histoire des siamoises qui cherchent à se marier chacune de son côté ?) Un film qui rompt avec la logique foraine faisant un monstre de tout ce qui est différent, et qui en même temps ne rompt rien du tout puisqu’il se présente lui-même, au fond du couffin où nous entraîne ce travelling, comme une performance de foire, une série de numéros aiguisant notre goût des monstres, un film que sa réclame à l’époque présentait comme « l’étrange et sidérante histoire d’amour d’un nain, d’une belle sirène et d’un géant ! » On lisait encore, sur la devanture du Rialto à Los Angeles où il sortait en 1932: « Un film qui ne ressemble à rien de ce que vous avez vu ! » Le monstre, c’est le film, et le freak show c’est le cinéma, à Hollywood en tout cas où la tradition du vaudeville s’est prolongée sous la forme du star system et où, pendant les années 30, si les stars sont des monstres, les monstres sont des stars: Dracula, Frankenstein, la Momie, font le succès des productions Universal sous la houlette de Carl Laemmle Jr. Mais Freaks, pour lequel Browning retrouve la MGM après le triomphe de son Dracula pour Universal, fait un four, et restera quasi invisible pendant 30 ans: il était trop monstrueux.

2- Le monstre, c’est la femme
Le flash-back, donc, commence: quelqu’un lève la tête, comme on la baissait plus tôt en direction du couffin. Le regard est le même, plein de sidération: c’est un monstre qu’on regarde, une merveille de la nature, et pourtant le monstre ce devrait être l’autre, celui qui regarde, Hans le liliputien qui est l’un des piliers du freak show tandis que Cléopâtre, la regardée, ne fait valoir dans le cirque aucune malformation mais seulement son talent de trapéziste. Hans dit: « Je n’ai jamais vu une grande femme aussi belle ». Jamais vu: c’est le propre des monstres (ou du film-monstre « qui ne ressemble à rien de ce que vous avez vu ! »). Et il dit « grande » parce que lui-même est minuscule, et qu’à ce titre Cléopâtre est d’un autre peuple – Hans les appelle: « big people ». C’est parce qu’il y a deux peuples en regard, celui des monstres et celui des normaux, que la monstruosité est partout: dans l’oeil des monstres, les normaux sont d’autres monstres. Et le film, c’est connu, fera sur sa pente humaniste (mais précisément, il ne faut pas le réduire à ça) le constat qu’il est deux types de monstruosité, l’une relevant de la tératologie, l’autre de la morale: si Cléopâtre, sous l’effet d’une horrible vengeance, devient à son tour un monstre de cirque, c’est parce qu’elle était en vérité un monstre depuis le début.

Mais si elle est d’emblée l’un des leurs (one of us, chante-t-on au banquet), c’est avant tout parce qu’elle est, tout comme eux, vouée à s’offrir aux regards. Dans le cirque que filme Browning, la frontière est très peu marquée entre les freaks et les autres performers – trapéziste, haltérophile, etc. Et si la frontière est invisible, c’est qu’ils ont tous ici la même fonction, qui est de se donner en spectacle. Le monstre, l’étymologie le rappelle, c’est avant tout celui que l’on montre – ou qui se montre. Or ces performances identiques ne se jouent pas seulement sur la scène du cirque, mais aussi sur celle de l’amour. Freaks, en fait, ne parle que de ça, il n’est affaire que d’entreprises de séduction, d’amours déclarés, puis rendus ou éconduits. Il y a bien sûr l’amour impossible de Hans pour la trapéziste, lequel amour en implique deux autres: celui de la trapéziste pour l’haltérophile; celui de Frieda pour Hans. Mais autour d’eux il y a d’autres couples, d’autres désirs qui circulent, et globalement tout le monde se donne en spectacle pour se faire aimer, tout le monde s’agite pour le même privilège d’être enfin regardé. Le monstre, c’est la femme qui se donne en spectacle pour se faire aimer, mais l’homme aussi bien: spectacle cruel de Cléopâtre qui emprisonne l’homme dans son propre regard ; spectacle pathétique de Hans, qui, prisonnier de son regard, ne voit en fait plus rien, et surtout pas l’évidence de la cruauté de Cléopâtre.

3- Le monstre, c’est un enfant
C’est la première hypothèse du film, quand il va chercher un monstre dans un couffin. Elle est confirmée plus tard, par la directrice du théâtre, Madame Tetrallini. Dans la forêt, ses monstres sont chassés par un bourgeois dégouté, et viennent se blottir contre son giron. Tandis qu’elle s’explique, le bourgeois s’étonne qu’elle désigne les monstres comme ses enfants et elle répond: « Mais c’est ce qu’ils sont, la plupart du temps: des enfants ». Hans, lui, s’en défend: rien ne le fait plus souffrir que d’être pris pour un enfant en raison de sa taille minuscule. Et le film l’accompagne dans cette révolte (c’est sa pente humaniste), mais pas complètement. Parce que Browning filme bel et bien Hans comme un enfant, jusque dans l’épilogue déchirant qui le voit fondre en larmes dans les bras de Frieda. C’est ici qu’est la grande finesse du film, et le signe d’un humanisme plus riche et complexe que celui qu’a souvent retenu sa légende.

Rendre les monstres terrifiants au moment de leur vengeance, ce n’est pas, pour Browning, leur reprendre l’humanité qu’il leur avait jusque-là offerte : c’est au contraire les rendre pleinement humains, puisque capables de monstruosité, comme a pu l’être Cléopâtre. Et de même ici, filmer les émotions de Hans comme on filmerait celles d’un enfant, ce n’est pas trahir l’homme adulte qu’il s’efforce d’être en dépit des regards: c’est filmer à hauteur d’homme un besoin d’amour qui lui donne la fragilité d’un enfant – la naïveté, le désarroi, puis la colère d’un enfant. C’est montrer un homme rendu minuscule moins par la nature que par la force écrasante de son voeu d’être aimé. En quoi lui aussi est mutilé: transformé en enfant par la cruauté d’une femme qui, elle-même, finira transformée par les monstres (idée d’enfant) en oiseau. Ils finiront presque à égalité, monstres tous les deux, mais surtout deux enfants, elle dans son couffin, lui dans les bras de Frieda qui répète: « I love you, I love you ».

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