S’il est un motif commun à de nombreux films de cette édition, c’est sans doute la mer. Mer qui charrie la douleur de l’amant inconsolable (Faux accords, de Paul Vecchiali), baigne les côtes d’Abkhazie de la mélancolie du temps d’avant la séparation (Letters to Max, d’Eric Baudelaire – voir la première partie du compte-rendu), ou exprime par son tumulte la détermination d’un cinéaste à filmer l’histoire de son pays (Filmer obstinément. Rencontre avec Patricio Guzman, de Boris Nicot). Brûle la mer, le long-métrage de Nathalie Nambot et Maki Berchache, s’ouvre sur le plan d’une mer-frontière, la Méditerranée, saisie en un lent panoramique dans le frémissement granuleux du 8 mm. « Brûler la mer », c’est, pour des milliers d’habitants du Maghreb, quitter sa famille et son pays afin de tenter sa chance en Europe. Mais le titre peut s’entendre en un second sens. Pas seulement comme une manière de se donner le courage nécessaire au départ, mais aussi comme le souhait que cette mer qui, chaque année, engloutit des centaines de personnes, trouve sa rédemption par le feu et cesse d’être le paravent de la lâcheté européenne. Cette brûlure et cet embrasement étaient déjà au coeur d’autres oeuvres qui ont fait des migrants une figure politique essentielle. Les films de Sylvain George, en premier lieu, où se joue dans la dialectique de l’étincelle et de la pénombre l’apparition de corps en lutte. Qualifiant ses films de pamphlets, George prête même cet étymologie au terme : panphlégô, « tout brûler ». Dans La Nuit remue, moyen-métrage de Bijan Anquetil, un feu de camp trouant les ténèbres devient le lieu où peut se raconter, par la parole et des images numériques grouillantes de pixels, l’épreuve du voyage.

 

Brûle la mer naît de la rencontre de Nathalie Nambot et Maki Berchache, mais aussi de deux précarités : celle d’intermittents et précaires réunis en une coordination à Paris, et celle d’immigrés sans-papiers, accueillis quelques temps dans les locaux de la coordination. Le film s’invente ainsi comme un point de convergence, une manière de lier des trajets singuliers à des combats collectifs. Pour cela, il fait entendre des récits. Berchache, en off ou filmé dans l’encadrement d’une fenêtre à l’horizon réduit par la masse géométrique du HLM, raconte l’histoire d’un ami, puis la sienne. Le risque de la mort, la détention, la solitude et le hasard, mais aussi, enfin arrivé, l’amertume de se rendre compte que les Français si amicaux lors de leur visite en Tunisie, n’étaient bien que des touristes : leurs promesses d’hospitalité ne sont pas tenues. Isolé, sans horizon, pas davantage aidé par les Français d’origine tunisienne de sa connaissance, l’ami finira par rentrer. Berchache a quant à lui suivi le pénible cheminement administratif nécessaire à l’obtention des papiers. En une très belle séquence, la voix de Nambot décline méthodiquement la masse de documents nécessaires. La voix s’emballe, le souffle se fait court – autre mur qui semble infranchissable, incompréhensible. La litanie s’achève sur une double délivrance : des papiers, et du territoire qui niait à Berchache la possibilité d’être là. Le raccord suivant est saisissant : le droit de séjour permet d’abord et avant tout de circuler librement. Berchache retrouve alors sa famille, en Tunisie, dont il était séparé depuis des mois. C’est par ces circulations-là, ces raccords de lieux et de corps imprévisibles, ces nouages d’histoires et de luttes – également entre la Tunisie révolutionnaire et Palestine – que Brûle la mer est une oeuvre passionnante.

 

Le Souffleur de l’affaire, d’Isabelle Prim, et Trois contes de Borgès, de Maxime Martinot, font partie des films à avoir travaillé au plus près d’autres circulations, celles, vertigineuses, des mots, des langues et des idées (avec en particulier I, of whom I know nothing, portrait troué et intermittent de John Calder, l’éditeur de Beckett, réalisé par Pablo Sigg). Prim trouve son argument du côté du théâtre. L’histoire, véridique, est celle d’Ildebrando Biribo, le souffleur retrouvé mort dans sa boîte le soir de la première de Cyrano de Bergerac, le 28 décembre 1897. De ce fait divers, Prim s’ingénie à faire le trou noir par lequel une époque se donne dans toute sa mystérieuse épaisseur. Car s’entrelacent à cela l’affaire Dreyfus et ses caricatures antisémites, l’incendie du Grand Bazar de la Charité qui vit périr par les flammes du cinéma des dizaines de femmes de l’aristocratie, et le premier film colorisé de Méliès. C’est beaucoup, peut-être trop, mais rien encore. Ces faits ne sont que la pointe connue, l’écume historique, de ce qui se joue en coulisses ou sous la scène – une histoire d’amour entre Sarah Bernhardt et Edmond Rostand, le bouillonnement politique des exilés anarchistes italiens réunis à Paris, la complicité de Bernhardt et du souffleur. Et si Biribo avait donné ses mots à ce génie d’une accablante « francitude » qu’est Rostand ? « Et si », oui, mais par là il ne faut pas s’attendre à ce que se dessine un itinéraire balisé vers une résolution. Comme dans un roman-feuilleton, ou les écrits de Pynchon, c’est d’abord le cheminement entre des signes, des hypothèses, l’endroit et l’envers du monde, ainsi que les étincelles de sens nées de rapprochements inattendus, qui prévalent. Le jeu aussi est profondément, essentiellement, cinématographique. Le souffleur s’incruste (littéralement) à l’écran, commente et oriente l’action – se trouve parfois dépassé. Les images d’archive se tissent à la fiction, qui remplit moins les trous qu’elle ne les creuse. Et, avec une inventivité constante, les voix traversent le spectre de l’absence et de la présence (hors-champ, in / off, doublage). Comme dans ces plans où une bouche d’égout, dans un monde devenu scène, se fait la trappe du souffleur – idée brillante et malicieuse, à l’image du film. Une époque ainsi est soudain parlée par ceux qui en sont les oubliés, et néanmoins les inspirateurs.

 

Avec son titre modeste, Trois contes de Borgès pouvait laisser présager d’une adaptation scolaire, alignant en une sage récitation illustrée quelques moments choisis parmi l’oeuvre foisonnante de l’écrivain argentin. Mais l’ambition est autre. Ce sont les questions que tout acte de création littéraire (l’écriture, la traduction, la citation même) posent au langage qui composent la matière vivante dans laquelle sont sertis les contes (El otro, El disco, El libro de arena). Un Borgès, âgé et aveugle, s’entretient avec une jeune femme et mêle la pensée au quotidien et au paysage. Les histoires surgissent, ou prolongent cette parole. Le vieux Borgès rencontre, au bord d’un fleuve, celui qu’il fut ; un mendiant donne l’abri à un roi en exil dont le pouvoir tient dans une pièce à une seule face ; un colporteur se propose de vendre un livre infini. La fiction déborde sur le lieu de l’écriture, devenu lui-même imaginaire, tel un point où se rencontrent le présent et le passé, la voix des morts et la machine à écrire des vivants. Le film est d’une intelligence rare, d’une culture prodigue – au point que l’on peut parfois ressentir l’impression que les plans s’avancent chargés de leurs notes de bas de page. Mais cette intelligence est aussi, et avant tout, celle du cinéma. Il est rare, presque miraculeux, de découvrir un premier film si précis dans son découpage, si assuré dans ses mouvements de caméra et sa direction d’acteurs, si aventureux dans sa construction – si plein du désir de son créateur et en même temps si maîtrisé. Maxime Martinot a tourné ces Trois contes pour 27 000 euros. Somme dérisoire, dont les trois quarts ont été dévolu aux frais nécessaires à un tournage en pellicule 16 mm. Plus qu’une coquetterie, c’est un choix : d’une matière d’image d’abord, d’une exigence de précision et de concentration dans le tournage ensuite – le nombre de prises étant fatalement limitée par le budget. Martinot s’est même lancé dans ce projet sans avoir les droits d’adaptation des nouvelles. Tout cela ne serait qu’anecdotique si ce n’était ce genre de courage et de détermination qui manquent si souvent au cinéma français, qu’il soit jeune ou non. Le FID est un de ces lieux, essentiels, où le courage de créer, déchirant la monotonie des sorties hebdomadaires, est rendu visible.