Adapter Bukowski par le petit bout de la lorgnette revient d’une certaine manière à suivre scrupuleusement les tablettes du cinéma indépendant américain. Des trips chic-choc de Mike Figgis (Leaving Las Vegas) aux tranches de vie déglinguées de Steve Buscemi, l’oeuvre du génie alcoolique s’affirme depuis vingt ans comme une référence parfois lointaine mais toujours solide pour tout ce qui touche à la chronique urbaine ou à l’étude de la déchéance. Il n’en reste pas moins qu’hormis Barfly et Contes de la folie ordinaire, Bukowski proprement dit a finalement été peu repris à l’écran. Deux explications, au moins, à cette surprenante désertification : 1- la poésie ordurière de l’écrivain, ses personnages odieux et destructeurs restent à mille lieues de l’angélisme des anti-héros traditionnels aussi touchants que loosers. 2- l’équation impossible de l’interprétation : comment effacer l’image tenace de l’écrivain de l’inconscient télévisuel du spectateur, et surtout exiger d’un acteur un travail de composition qui soit tout sauf gratifiant ?

Le norvégien Bent Hamer aurait tendance à contourner l’obstacle. Avec la décontraction du pédant ou du nigaud, on ne saura jamais vraiment, toujours est-il que Factotum n’a peur de rien. Sur l’âpreté de la littérature, il s’assoit dessus, passe un coup de tendresse et renvoie Bukowski en teinture d’arrière plan. Rendre les armes dès le départ pose en tout cas la prétention du film : faire d’avantage office de dépliant pédagogique que de réappropriation auteuriste. Il y a comme dans le récent Lonesome Jim de Steve Buscemi une simplissime envie de se laisser porter sans rien construire, poser la chronique comme un code artisanal plutôt qu’un art, un trésor que l’on pille gentiment, le temps d’un film. L’abnégation de l’anti-héros à le rester, alternant les petits boulots sans y chercher rien d’autre qu’un prétexte à s’insérer dans un maximum de tableaux vivants, martèle la démarche opportuniste de Hamer, visiteur désinvolte d’un musée dont l’infinie richesse se passe d’analyse.

Et puis il y a Matt Dillon, plus que parfait en Buko goût aspartame, sobre, solide et puissant. Sauveteur malgré lui du film que Hamer voulait au départ tourner avec Sean Penn (on imagine le désastre du cabotinage hyper sérieux du grand acteur goûtu pour un film aussi microscopique), sa carcasse de star tricarde ramène les enjeux du film à une belle épure : un label indépendant de série, un simple gagne-pain en forme de planche (pourrie) de salut. Ironie du sort, Dillon rejoint d’autant plus la mythologie Bukowski qu’à Hollywood il restera à jamais un flamboyant loser, dont l’incandescence acquise chez Coppola et Van Sant s’est éteinte sans que l’on sache pourquoi, car son talent reste intact au yeux de tous malgré sa gloire passée. Rarement un parcours d’acteur tient comme le sien un rythme aussi dérivatif : aucun rôle, même extrêmement traumatisant (Mary à tout prix) ne semble avoir de prise sur lui. Pas de doute, c’est bien pour lui que Factotum se laisse voir.