On retrouve dans le nouveau film de Tsai Ming-liang tout ce qui fait la signature du cinéaste taiwanais : le sens du cadre et de l’écoulement du temps à l’intérieur du plan, la progression dramatique par accumulation de blocs d’affects, enfin l’attention extrême pour les errances mentales et les dérèglements du corps des personnages. Plus largement, il y a dans Et là-bas quelle heure est-il ? cette gravité burlesque, ce regard tendre et désespéré sur le monde et ceux qui l’habitent, sur leur solitude, leurs stratégies d’enfant pour en sortir, leur croyance folle dans leurs projets les plus fous. C’est ici qu’il faut marquer notre déception à l’égard de ce dernier film, non pas que la beauté n’y soit à profusion, mais qu’elle fasse parfois un peu système, style de beauté. Disons que Et là-bas quelle heure est-il ? contient quelques facilités d’écriture et sa force sur nous s’en trouve amoindrie. On n’aime pas voir les « trucs » des magiciens.

Encadré par deux plans magnifiques qui sont comme la nuit et le jour d’un battement de paupières, le film fait le portrait de trois personnages atteints, chacun à leur manière, par la disparition d’un homme : un fils et sa mère qui ont respectivement perdu père et époux ; enfin, une jeune femme qui, pour avoir rencontré Hsiao Kang le fils, se retrouve étrangement affectée par la mort du père. C’est donc un film sur le deuil et, sous cet angle, une des plus belles oeuvres vues sur le sujet. Le cinéaste pose la question de la perte à la fois comme un vide à combler (un manque) et un dérèglement des sens. Ainsi, Tsai Ming-liang va enregistrer la façon dont chacun occupe son temps et délire son monde : une épouse qui organise avec minutie le retour de son défunt mari en convoquant toutes les recettes des rites bouddhistes, un fils orphelin qui urine chaque nuit dans les récipients les plus divers (sacs plastiques, bouteilles), le même qui jette un cafard au poisson domestique contre la mère furieuse qui y voit une possible réincarnation… La succession des actes irrationnels, le quotidien touché par des bizarreries diverses disent la souffrance ressentie et l’impossibilité d’être heureux à nouveau.

Hélas, c’est au moment où le cinéaste développe l’idée centrale du film (qui lui donne son titre) que l’histoire perd de son intérêt et de son étrangeté. Comme s’il avait absolument fallu trouver un moteur scénaristique au malaise provoqué par la mort du père. Quelques jours après cette mort, Hsiao vend sa montre à une jeune femme quittant Taipei pour Paris le lendemain. Peu à peu, obsédé par le souvenir de cette femme éloignée, il décide de dérégler toutes les montres, pendules et horloges de la ville et de les mettre à l’heure de Paris. Si l’idée est séduisante et permet au réalisateur un grand nombre de situations, parfois drôles (la mère croit que le mari a changé l’heure à sa convenance et décide de vivre à son heure), elle tourne bientôt à l’astuce originale et sans suite. Le film épuise très vite toutes ses possibilités et développe des scènes inégales. La partie la plus faible, la plus lâchement liée aux autres, raconte l’impossibilité de la jeune femme à trouver une place dans Paris : la ville est saisie assez grossièrement, sous un angle touristique sans intérêt et l’on perd un peu la tension qui avait ouvert le film. On la retrouve certes au dernier plan du film. Tsaï Ming-liang est capable du meilleur. On en a jamais vraiment douter.