Déjà auteur de courts métrages, de documentaires brillants et d’un moyen métrage sortie en salles en 2008 (Home), Patric Chiha réalise, avec Domaine, son premier long métrage. Une histoire à l’étrange pouvoir de fascination, entre un professeur de mathématique alcoolique (Béatrice Dalle) et un jeune homme (Isaïe Sultan), frais émoulu de l’adolescence, dont on ne saisit pas immédiatement ce qui les unis. Sont-ils amants, maître et élève ? Ce n’est que progressivement que le film, avançant par paliers, pénètrera progressivement au cœur de son sujet.

D’étrange protocoles se répètent (mais qui sont ces gens qui, dans la scène d’ouverture, dînent à la belle étoile en habit de soirée ?), surtout de longues marches dans un parc où Béatrice Dalle professe des vérités sur le monde avec une assurance teintée de mélancolie, un savoir, une science des choses qui semble lui n’être plus d’aucune utilité. Béatrice Dalle y est une femme parvenue au bout d’elle-même, le jeune homme n’a rien vécu ; l’une a la beauté marquée par les ans, l’autre est une page blanche ; l’une se saoule de paroles, l’autre écoute, muet, intrigué. Quelque chose va passer de l’un à l’autre, un processus de gain et de perte faisant son oeuvre, selon le principe des vases communicants.

Chiha y fait preuve d’un grand sens du casting : une actrice à la mythologie déjà constituée (Béatrice Dalle), qui redouble ce personnage au vécu inscrit sur les traits de son visage, et un jeune acteur inconnu, à l’expression candide et à la chair tendre, qui prête son visage d’enfant à ce jeune homme au seuil de sa vie d’adulte. Si le savoir est transmissible, il se joue quelque chose d’un impossible partage des expériences. Pour s’affirmer, il faut trahir un jour, se défaire de ce qui nous a fasciné comme d’une peau morte. Sous ses airs parfois un peu guindés, une froideur de façade, le film laisse sommeiller une couche mélodramatique intense et désespérée. Patric Chiha enregistre, avec un sens de la cruauté et une douceur dans le regard, cette dérive qui jouxte un épanouissement, une ouverture aux choses et à soi-même.

Cet équilibre incertain (on se rend compte du vacillement quand il a déjà eu lieu) place le spectateur dans un curieux mouvement d’empathie avec ces personnages aux trajets opposés, tour à tour avec l’un ou l’autre, chacun gardant néanmoins une part de mystère irrésolu. Le flot de parole de la mathématicienne n’est que le masque de son mutisme et de son désarroi. Quant aux expériences vécues par le jeune homme, c’est comme s’il les gardait pour lui. Tout à l’air de communiquer, de transmettre, et pourtant rien n’a lieu. C’était déjà le cas avec Home, qui jouait des mêmes codes d’une sorte de Buddy movie travesti, les paroles incessantes du plus vieux devenant presque incongrues dans un paysage qui n’en demandait pas tant. Dans Domaine, les marches dans le parc ont toujours un caractère un peu absurde, les personnages avançant d’un pas vif comme s’ils allaient à un rendez-vous tandis que rien, au bout, ne les attend.