Deconstructing Derrida : portrait du philosophe de la déconstruction et de la différance. Que le film soit américain, qu’il ait connu un certain succès aux Etats-Unis (sélection à Sundance, prix à San Francisco, succès d’estime dans la presse) n’a rien d’étonnant si l’on considère d’une part la renommée mondiale de Derrida et d’autre part le succès d’une sorte de « french touch » de la philo, avec les Derrida, Foucault, Deleuze, Guattari, Serres, et autres Ricoeur, davantage lus et commentés que de ce côté-ci de l’Atlantique. On n’a pas fini de se demander la raison, moins de cet engouement au pays des gender studies, que de ce déséquilibre de notoriété.

A priori, on redoute beaucoup d’un tel projet : hagiographie fascinée du philosophe en vedette américaine, hébétude naïve devant la profondeur de la pensée, appréhension bêtement romantique de la figure du philosophe auquel Derrida prêterait sa crinière immaculée, etc. Heureusement, le documentaire de Kirby Dick et Amy Ziering Kofman est un film malin qui ne cherche pas à l’être plus que Derrida lui-même. Certes, il y a la musique de Ryuichi Sakamoto, il y a Derrida face à des groupies, une attention gentille au quotidien (Derrida chez le coiffeur, Derrida beurre ses biscottes) et une certaine naïveté assumée, conservée au montage en tant que telle : quand l’intervieweur demande à Derrida ce qu’il pense de l’amour comme on demande un sketch à un comique, le philosophe lui répond très simplement qu’il n’a rien à dire sur la question, que seuls des clichés lui viennent en tête. Mais très vite le film désamorce la question, en portant le thème de l’autobiographie au coeur du projet. Via le rappel et la mise en question par Derrida du mot de Heidegger à propos de la vie d’Aristote : « il est né, il a pensé, il est mort » et une bio-express décalée, exécutée en voix off.

La force de ce portrait est de ne jamais faire disparaître le dispositif cinéma de l’image (le film étant tourné à plusieurs caméras, on en voit souvent une dans le champ) et du discours (Derrida le signale, l’interroge, s’en inquiète). Le didactisme y est discret (des passages des ouvrages de Derrida lus en off par une voix douce façon speakerine d’Arte), c’est moins un film sur une pensée en action que le portrait d’un oeil vigilant. « Le regard n’a pas d’âge », dit justement Derrida.