« Sur le papier » comme on dit, le pari de départ du dernier film de Bertrand Bonello est à peine tenable. C’est un pitch sur la corde raide : l’histoire d’un homme qui a dormi dans un cercueil par hasard et voudrait retrouver à ciel ouvert l’état de jouissance qu’il a ressenti à l’intérieur. Nuit mémorable du cercueil qu’il s’agit de retrouver au grand jour. Paradoxe de l’air qui manque et qui fait du bien, qui fait ressentir, enfin ! La Nuit remue, grand thème romantique. Le personnage (Mathieu Amalric) dit : « Je voudrais être hébété par la vie ». Mais comment raconter ça sans sombrer dans le ridicule ou le grandiloquent ? A la fin, le personnage est assis sur un banc à Paris et écoute la musique de Dylan qui sort de son magnéto. Il a l’air d’avoir trouvé la jouissance du cercueil, au grand air. Au bout d’un récit magnifique de plus de deux heures, le pari est tenu : on est acquis au parcours de cet homme, sa douce folie nous est familière, on croit à sa métamorphose.

Le cinéma de Bertrand Bonello repose toujours sur un échange singulier entre le corps et l’esprit. Toujours, le quelque chose d’organique de son premier film se frotte à de la pensée pure et cela donne une forme étrange en forme de pacte : le corps guette les failles du cérébral ou le contraire. C’est de la lutte entre les deux que viennent le sens et la beauté. On se souvient du personnage de cinéaste dans Le Pornographe – Jean-Pierre Léaud – et de son éthique philosophique de l’obscène : la chair filmée sans conscience est une ruine de l’âme. Dans De la guerre, il y a encore un cinéaste. Il s’appelle Bertrand et c’est un avatar de Bonello. Il se pose beaucoup de questions et c’est même son principal problème. Le cercueil va lui sauver la vie. Le film raconte comment il va abandonner son statut d’artiste encombré d’idées pour devenir un autre, comment il va interrompre le cours routinier de sa vie et de son inspiration pour entrer dans un monde foutraque, où le plaisir se gagne en échange d’un abandon : c’est le Royaume, un espace à l’écart où une prêtresse-gourou (Asia Argento) et son fidèle serviteur (Guillaume Depardieu) vont l’initier au montage libre des affects, à la vie-cadavre exquis, aux enchaînements d’images. Evidemment, le récit apparaît vite comme une commentaire de l’oeuvre de Bonello : après des films plutôt théoriques et un peu chargés en concepts, De la guerre est une oeuvre qui revendique une ligne simple pour conduire à l’excès et à la dépense dionysiaque. La folie n’habite pas le récit d’emblée, elle le gagne peu à peu.

Le plus belle réussite du film est sans doute la sérénité de sa narration, sa souplesse, son absence d’hystérie qui rendent d’autant pus forte sa pente finale, l’extase guerrière du personnage en quête de plaisir : la maladresse de Bertrand la première fois qu’il entre dans le Royaume, quand il demande à Charles (Guillaume Depardieu) s’il peut « donner des nouvelles », sa gêne quand les membres de la communauté lui proposent de siester pour reprendre des forces. Bonello ne triche pas avec son sujet. L’insertion dans la secte est assumée au premier degré, sans ironie, à mille lieues d’un Houellebecq qui ferait rire sur le dos de ses personnages. A plusieurs reprises dans le film, Bonello anticipe les réactions malveillantes de ceux qui riront du film : « Je n’ai jamais fait de film d’horreur » dit le personnage « j’avais peur de passer pour ridicule ». La réplique lancée à Asia Argento, « fille de son père », résonne comme un aveu esthétique ; plus le récit progresse, plus le film de Bonello assume son lâchage, sa perte de contrôle, sans peur, libéré : la voix de Kurtz / Brando se superpose aux images hallucinantes d’un Amalric plongé dans la boue, courant dans la forêt, en guerre contre lui-même. De la guerre, c’est un peu le Dead man de Bonello : la fiction de l’homme blanc qui « laisse venir », qui se déleste de ses oripeaux sociaux à mesure qu’il avance dans le récit, qui perd sa raison sociale pour inscrire sur lui les traces de sa liberté comme les visages d’Indiens qui habitent le Royaume et fixent le désir de Bertrand. La belle idée du film est bien sûr de détourner le motif de la guerre – omniprésent dans notre champ social – en son versant intime et d’en faire la possibilité d’une révélation de soi. Guerre d’un seul contre tous. Comme le film de Bonello, affranchi du bon goût, entier et puissant.