À l’évidence, Whiplash vise le même point d’orgue virtuose que ses personnages. Était-ce un choix dès l’écriture ?

Depuis le tout début, j’ai pensé le film comme si l’un des deux personnages en était l’auteur. Il était indispensable que Whiplash soit rythmique, rigoureux, avec un tempo sans faute. Ce que je préfère, dans le processus de fabrication d’un film, c’est le montage, si bien que le procédé à pris son ampleur en jonglant avec les images, auprès de mon monteur. J’avais conçu pas mal de storyboards et d’animatiques en amont, mais le film est réellement devenu une partition de musique une fois assemblé sur l’ordinateur.

Pourtant, et c’est ce qui est intéressant, la musique semble moins importante dans le film que la technicité et la virtuosité en elles-mêmes…

Oui, et c’est ce paradoxe qui m’a inspiré le film, en grande partie : la technique et l’art sont constamment en lutte. La technique évoque la machine, la performance sportive, alors que l’art renvoie au contraire… Cette contradiction existe surtout dans le jazz, bien plus que dans le rock : la précision extrême est indispensable, alors que c’est par excellence une musique de rebelles qui expriment leur liberté ! Cette lutte étrange m’intéresse, moi qui ait été apprenti batteur de jazz. Je viens de là, je sais donc que le fantasme du jazzmen, c’est d’arriver à faire des choses dont le corps humain est a priori incapable. C’est le seul moyen pour rencontrer l’art, aux termes de ses efforts. Le film est consacré à ce moment-là, ce moment où l’on cherche l’art.

Considérez-vous que votre héros finit par le trouver, et que la méthode de Fletcher, son professeur, était à ce titre justifiée ? 

La question reste ouverte. On ne peut pas nier qu’il y a une tradition de la cruauté dans le jazz. Les chefs d’orchestre tyranniques sont monnaie courante. Parfois, leur cruauté produit quelque chose, parfois non. Mais dans les cas où elle fonctionne, la question est : est-ce que le jeu en vaut la chandelle ? D’un côté, je suis plutôt humaniste par nature, je trouve cette tradition douloureuse, mais d’un autre côté, j’aime l’art… Je crois qu’il faut choisir. L’autre jour, je parlais de Paris avec mon producteur, de l’architecture haussmannienne, de cette géométrie extraordinaire… Il a fallu beaucoup de souffrance pour bâtir la ville : supprimer des foyers, déplacer des familles.

Le film provoque à ce titre un vertige moral : même si la fin est ouverte, elle produit une forme d’extase qu’on pourrait presque qu’on pourrait presque voir comme une sorte d’éloge du fascisme…

L’idée m’est venue avant tout de ma propre expérience : j’ai eu un professeur aussi dur que Fletcher. J’en ai fait des cauchemars, et mon passage dans son orchestre m’a valu une angoisse que je ressens encore aujourd’hui. Mais je suis devenu un meilleur batteur grâce à cette expérience. Je sais que c’est grâce à elle. Je me fichais un peu de la batterie avant d’intégrer l’orchestre, mais l’épreuve m’a donné envie d’être le meilleur. Je suis devenu obsédé par la batterie, même si je n’aspirais pas à en faire mon métier. Ma vie a curieusement pris un sens, et pourtant j’étais malheureux. Alors, encore une fois, est-ce que ça vaut le coup ? Instinctivement, je répondrai oui. En tant qu’enfant élevé par des parents exigeants, du moins. En même temps, il n’y a rien que je déteste plus que la politique américaine, et le culte de la réussite qu’entretient mon pays. Si vous êtes pauvre, c’est de votre faute, si vous échouez, c’est que vous n’avez pas bossé assez dur. Moi, je crois au travail, mais je vois bien que les pauvres, en Amérique, travaillent bien plus que les riches. L’Amérique comme méritocratie, c’est une foutaise. Mon chef d’orchestre a peut-être été injuste avec moi, mais au moins il a suivi une logique fondée sur le mérite. J’ai simplement voulu poser cette question de façon forte et dérangeante.

Malgré le grand succès du film en festival, l’idée que le film flirte avec un élan fasciste vous a souvent été reproché. Comment vous défendez-vous ?

C’est drôle… En tout cas, je dirais que j’aime mieux tourner un bon film fasciste plutôt qu’un mauvais film de gauche – même si j’ai le sentiment d’être plutôt à gauche. La morale au cinéma, c’est une chose très complexe, parce que tout devient glamour sur l’écran. Je suis tout a fait d’accord avec Truffaut quand il disait que, par définition, le cinéma antimilitariste  n’existe pas : dès lors qu’on filme la guerre, on la romantise, on la rend sexy. J’ai adoré Le Loup de Wall Street, par exemple, et quand les gens en parlent comme d’un film affreux qui rend sexy les magouilles financières, ma réponse est : évidemment, et c’est tant mieux. Le Parrain rend la mafia sexy. Mais ce sont de grands films, pas des films fascistes. La question morale est très importante pour moi, mais je crois qu’il faut accepter la dimension immorale du cinéma, et comprendre que si on filme quelque chose, on va fatalement le valoriser. Il faut être honnête. Si vous voulez dénoncer la guerre, ne tournez pas de film à son sujet !

En parlant de films sur la guerre, on cite beaucoup Full Metal Jacket, en grande partie à cause de la performance de J.K. Simmons. Il semble que la troublante ambiguité de Whiplash vient de ce que vous ne faites jamais vraiment tomber le couperet moral sur le personnage de Simmons – là où le film de Kubrick peut être vu comme celui d’un moraliste… 

Quand j’étais jeune batteur, je voyais beaucoup de films sur la musique qui me décevaient, mais Full Metal Jacket a été le premier à retranscrire mon expérience de musicien. Je me souviens d’avoir lu l’anecdote d’un critique qui avait emmené voir son ami Samuel Fuller voir le film à sa sortie. Fuller, qui avait fait la deuxième guerre, l’avait détesté, arguant que ce n’était qu’un long spot de recrutement pour les Marines… Ça rejoint ce que je vous disais. Je n’ai pas compris la réaction de Fuller, à l’époque. Mais aujourd’hui, je peux comprendre que l’on déteste Whiplash pour cette même raison.   

Ce qui dérange, probablement, c’est que vous cherchez beaucoup plus sciemment la forme d’érotisme propre à la rigueur draconienne. Et que vous semblez l’assumer très bien, surtout dans le dernier quart d’heure.

Il faut voir que mon happy end n’en est pas nécessairement un : je ne veux pas comparer trop longuement Whiplash au Parrain, qui est un chef d’oeuvre, mais pensez à la fin… C’est aussi l’histoire d’un gars qui lutté pour parvenir à ses fins, c’est-à-dire protéger sa famille. Il y est parvenu, comme mon personnage. Mais personne n’irait dire que c’est un happy end ! Et puis l’idée, c’est que contrairement au crime ou à la guerre, la musique en définitive ne peut être que jouissive. Même s’il y a une souffrance cachée derrière. Regardez Fred Astaire, la joie que vous ressentez en le voyant danser… Mais imaginez-vous à quoi devaient ressembler ses pieds après la centième prise… C’est ça qui me passionne, la beauté abstraite qui enveloppe la violence.

Vous passez, cela dit, beaucoup plus de temps sur la violence que sur l’allégresse.

Oui, mon intention était aussi de filmer ce que le rêve américain a de tordu. Cela pourrait s’appliquer à bien d’autres disciplines que le jazz. Le plus beau, c’est ce moment dans la vie d’un ambitieux où absolument tout est mis en jeu. Le film ne dit pas si Andrew finira par s’épanouir et vivre heureux comme musicien. J’espère que oui ! Mais le film est dédié à ce moment d’entre-deux où la joie n’existe pas. Il y a trop de films sur la musique et les virtuoses qui n’explorent pas ce moment de transition, où le musicien travaille dur.

Andrew devient au fil du temps très arrogant. Vous l’aimez, en définitive ?

Oui, je l’aime beaucoup comme lutteur. Mais c’était important qu’il soit un connard, ou plutôt, qu’il devienne un connard. Au début, ce n’est pas un mauvais bougre, mais la souffrance le rend plus dur. J’ai beaucoup d’empathie pour les jeunes jazzmen de sa génération : ce sont des gens qui travaillent dur et vivent dans un univers clos. Puis, un jour, ils sortent du conservatoire et leurs valeurs n’ont plus cours. Tout le monde se fout du travail qu’ils ont accompli. C’est surtout vrai pour la jeune génération, maintenant que le jazz n’est plus aussi populaire qu’au temps de Miles Davis.

Qu’avez-vous préféré filmer, dans Whiplash ? La musique, la violence, l’action… ? 

Les scènes musicales, sans hésitation. J’ai commencé ma carrière par le documentaire, j’avais filmé beaucoup de musiciens. Et je savais que le problème serait de restituer le mouvement du jazz, alors que les musiciens sont statiques… C’est surtout un enjeu pour le batteur, que l’on compare souvent  à un chauffeur de train. Mon but, en fin de compte, c’était de filmer un type assis sur un tabouret, mais en ayant pour modèle French Connection et West Side Story. C’est un challenge assez excitant.

Photo : Jay L. Clendenin