Du précédent film de Cronenberg (A Dangerous method) à Cosmopolis, une même matière semble accueillir ses génériques : celle d’un papier granuleux sur lequel se déposent lignes et tâches d’encre. Ce papier, c’est désormais toute une affaire chez le cinéaste canadien dont les ultimes charnières matérialistes se sont réfugiées là, dans le grammage d’une pâte à bois sur laquelle court un réseau dense de signes vénéneux. Car après la sonate Spider qui, dix ans auparavant, récapitulait mezzo voce la fusion paradoxale de son cinéma entre horizon indépassable de la matière et idéalisme empirique, Cronenberg a semblé se détacher définitivement de l’imagerie gore, tumescente et visqueuse dans laquelle baignaient presque tous ses films. Que pouvait-il alors rester de ses obsessions physiologistes ? A Dangerous method en avait indiqué la direction avec une belle clarté, Cosmopolis l’affirme aujourd’hui souverainement : le langage, et rien que lui. Words, words, words semble ainsi répéter le découpage de ses deux derniers films. Aux corps qui se faisaient signes pour revendiquer une nouvelle chair, Cronenberg a désormais substitué les mots qui se font inversement corps, cellules cancéreuses, prolifération charnelle et excroissance malade sublimée en plaisir. Cronenberg n’explore plus qu’une idée de son maître Burroughs : le langage est un virus, et nous devons l’épouser.

Après avoir articulé ses plans autour des joutes verbales que se livraient des figures psychanalytiques, le cinéaste importe donc ici ses dialogues directement du roman homonyme de Don DeLillo. Dans les deux cas, un même effet est à l’oeuvre, disjoignant le langage de sa dimension communicationnelle pour en établir la part d’ombre, des mouvements de l’esprit qu’il enfante aux puissances poétiques qu’il libère. « Une défonce littéraire », comme le faisait déjà remarquer un personnage dans Naked lunch, et qui devient une opération psychique. Cronenberg retrouve ainsi dans les slogans et aphorismes appuyés de l’auteur d’Americana des formes de cut-ups où les mots se raccordent au gré de leurs sonorités aussi bien que des courts-circuits qu’ils opèrent dans la chaîne des significations. Quelque chose se libère alors, et c’est probablement un incendie dans cette longue procession de signes que structurent les échanges capitalistes.

Il faut dire que le film, reprenant assez fidèlement la matière narrative du roman, se présente comme une odyssée allégorique du capitalisme financier et de sa crise intrinsèque. Soit Eric Packer, donc, jeune trader immensément fortuné et qui traverse à l’intérieur de sa limousine veinée d’écrans translucides les avenues paralysées d’un New York en proie aux émeutes. Monde clos de l’ultra richesse contre extérieur mité de pauvreté, le point de vue ne quittera pratiquement pas cette claustration, si ce n’est pour quelques tête-à-tête extérieurs. A la fin, ce voyage au bout de la nuit s’achèvera dans un dernier espace confiné recueillant l’ultime dialogue. Entre temps, le film n’aura suivi qu’une traine d’échanges verbaux, tout le reste n’étant que prétexte à parler encore et encore, manière de faire pulluler la parole alors que la trame capitaliste des signes est trouée par une série de happenings anarchistes.

On voit tout ce que le film, à partir de son dispositif simplissime, charrie de contemporain : entre l’interminable crise financière et la multiplication des mouvements populaires qui agitent l’Occident, Cronenberg semble tâter le pouls de notre monde et ausculter les organes de sa maladie. Cosmopolis, de ce point de vue-là, ne dit pas autre chose que ce que son cinéma annonçait trente ans auparavant, avec Scanners et Videodrome : la réalité est une grille de signes qui menace à tout moment de muter, comme le corps cherche immanquablement à verser dans un autre. C’est la leçon qu’apprend donc le héros arrogant et dominateur joué par Robert Pattinson : seule la dissymétrie règle la balance des équilibres financiers et affectifs, ce qui fait que l’histoire est un système évolutif soumis au virus du langage. Avec ce film-là, Cronenberg n’a plus rien du visionnaire dissimulé derrière l’artisan de séries B : il est seulement devenu, et c’est sa grandeur, notre exact contemporain.

En ayant rattrapé les visions audacieuses de son cinéma, l’époque les a pourtant noyées sous une prolifération insensée d’images qui en a obscurci la portée. La réponse imparable de Cronenberg est alors de lui opposer un décharnement esthétique dont la raideur déstabilise dès l’abord du film. Il faut ici souligner à quelle angoissante expérience nous convie Cosmopolis : l’écoute d’un silence par soustraction des habituels sons d’ambiance aussi bien que du souffle dolby qui occupe habituellement la bande sonore. Dans l’espace clos de la limousine, ne reste que le seul son des voix qui s’écoule comme un chant intérieur. La parole y remplit un espace vide et règne tranquillement sur l’image, manifeste de cette nouvelle chair sans organe qu’appelait de ses voeux le Max Renn de Videodrome. Pour le reste, Cronenberg filme des visages, c’est à dire des corps qui parlent en érigeant par la seule maîtrise confondante du découpage un mur invisible entre eux. Ce geste accompli d’un cinéaste, devenu totalement maître de son expression, décolle d’ailleurs le film de sa dimension spectaculaire pour déplier dans un même mouvement la fiction et son envers, le personnage et le comédien qui le joue. C’est peut-être là le reproche que certains lui adresseront, décontenancés par la froide abstraction de son expression qui confine parfois à l’exercice arty quand elle ne relève pas d’une expérience théâtrale. Il suffit alors d’un acteur en surchauffe, comme Paul Giamatti faisant face à un Robert Pattinson surprenant de justesse, pour que le film menace de s’épuiser en un simple procédé.

Mais cette dimension théorique et abstraite, présente dès les premiers films fauchés de Cronenberg, est aussi ce qui fait signe d’un monde vers l’autre, d’un espace commun à un lieu halluciné et terrifiant. La souillure progressive de la limousine qui accompagne le dénuement d’Eric Packer manifeste ce qu’elle est : un media, comme la télévision de Videodrome ou le télétransporteur dans La Mouche. Avec elle, Cronenberg nous conduit une fois de plus dans le coeur en fusion de son univers, cette interzone où vient s’écrouler le réel et muter les corps. Tout au long de son dernier long-métrage, le cinéaste règle donc une fois de plus le même voyage intérieur qu’il nous a fait emprunter depuis ses premiers films. La seule différence étant que le monde entier semble aujourd’hui avoir été avalé par la zone. Cosmopolis serait alors l’écriture de cet effondrement.